Conférence
Voilà l’hypothèse très intéressante développée par Philippe Pelé-Clamour, professeur affilié HEC Paris et président de la Commission Eurasie du Comité national des conseillers du commerce extérieur de la France (CNCCEF), qui s’est voulu volontairement polémique, lors d’une conférence organisée par l’Association Dialogue franco-russe, le 9 octobre 2014.
L’hypothèse est décapante, en effet, et pas uniquement parce qu’elle impliquerait le déplacement de la capitale de la Russie, domaine dans lequel ce pays a une certaine expérience (Kiev, Saint-Pétersbourg, Moscou), mais parce qu’elle va à l’encontre de tous ceux qui, dans le camp occidental, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, toujours sur la lancée de la guerre froide, comptent endiguer la Russie, voire même provoquer son implosion. Décapante aussi pour ceux qui, en Occident, songent à semer la division parmi les grands émergents : arrimer la Russie à l’Europe, sans la Chine ; coopérer avec la Chine, mais agir contre la Russie, comme certains le prônent en France, etc.
L’idée devient passionnante lorsqu’on considère la deuxième proposition de M. Pelé-Clamour : que Vladivostok, nouvelle capitale politique ou économique de la Russie, devienne le centre du triangle asiatique Russie-Chine-Inde. A 1300 km de Pékin, 750 km de Séoul, 1000 km de Tokyo, 5000 km de New Delhi et 9000 km de Moscou, l’emplacement de Vladivostok est clé.
A l’appui de sa thèse, M. Pelé-Clamour évoque la transformation notable de cette ville depuis 20 ans et le rôle qu’elle peut jouer dans le grand basculement de l’économie mondiale vers l’Asie qui est en train de se produire, notamment depuis la signature en mai 2014 des grands accords gaziers et pétroliers entre la Russie et la Chine, par contrecoup aux sanctions occidentales contre la Russie.
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- Evgueni Primakov avait forgé le concept de triangle stratégique Russie-Inde-Chine.
- Crédit : Wikepedia Commons
L’orateur a fait l’historique de ce triangle Russie-Chine-Inde, revenant sur le rôle joué par l’ancien Premier ministre russe Evgueni Primakov dans les débuts de cette aventure en 1998, estimant qu’on ne lui rend pas assez justice pour cela aujourd’hui. C’est lui, a-t-il dit en essence, qui, lors des bombardements contre la Serbie, a développé cette stratégie afin de faire face « au monde unipolaire par un monde multipolaire ». Il le fera « en approchant les Indiens et les Chinois autour de lui pour faire front contre les Américains ». Au début, « il n’a pas eu un grand succès », mais grâce à « la dynamique qu’il a créée dans les échanges entre ces trois grands, ceux-ci ont pu commencer à apprendre ce que sont leurs intérêts communs, prendre conscience d’une nouvelle forme de gouvernance du monde, découvrir ensemble qu’ils n’étaient pas suffisamment inclus dans la marche du monde. »
Premier succès de cette dynamique, en 2005 Vladivostok devient le lieu du premier sommet Russie-Inde-Chine. « Vladivostok devient à ce moment-là le marqueur pour ces trois grandes puissances. C’est là où la Russie reçoit ses deux grands partenaires que sont l’Inde et la Chine ».
Depuis, cette région a connu un réel développement. Aujourd’hui, la Russie vient de lancer une vaste modernisation du Transsibérien et de la magistrale Baïkal-Amour, saturés par des échanges croissants. Le 14 octobre, Vladimir Poutine s’est félicité, au cours d’une rencontre avec le Premier ministre chinois Li Keqiang, que la Chine soit devenu le premier investisseur en Russie depuis 2013.
M. Pelé-Clamour a mentionné de son côté une étude qu’il a remise au ministère du Commerce extérieur en 2005 (mise à jour en 2013), montrant que le flux des investissements chinois au Kazakhstan avait dépassé celui des Russes. Il a évoqué aussi l’importance des communautés chinoises qui se sont installées entre Khabarovsk et Vladivostok. « J’ai été frappé de voir en 15 ans la Russie caucasienne, européenne, passer à un métissage dans ces zones », ainsi que « l’enracinement d’une communauté chinoise qui va durer ».
Et à ceux qui, en Europe, craindraient ces développements, M. Pelé-Clamour fait remarquer à quel point il eût été difficile pour l’Europe de se lancer dans des investissements au-delà de l’Oural, à Irkoutsk, Vladivostok ou d’autres villes proches. « Pour ouvrir les investissements dans ces villes, il n’y avait qu’une seule possibilité, c’était un partenariat avec la Chine. »
Revenant sur les contrats pétroliers et gaziers entre la Russie et la Chine, l’orateur a évoqué le chiffre de près de mille milliards de dollars (presqu’un trillion), si l’on ajoute le contrat signé en mars dernier de 450 milliards de dollars, à celui de 290 milliards signé l’année dernière. Tous ces oléoducs et pipelines, artères vitales qui vont alimenter en énergie tout le continent asiatique, poursuit l’orateur, « nous montrent bien la ligne des frontières et des déplacements des populations : Khabarovsk, Vladivostok, le Japon, les frontières chinoises ».
C’est toute une industrie qui va se mettre ne place, avec le gaz naturel liquéfié, rapporte M. Pelé-Clamour. Il y aura énormément d’infrastructures à construire sur le Pacifique, énormément d’extraction, de transit depuis le seul port de Vladivostok, des terminaux méthaniers vont partir de là, et un jour peut-être, dans un horizon lointain, livrer même les États-Unis ou l’Amérique latine.
Ces bateaux devront être sécurisés, auront besoin d’une marine forte, les moyens de sécurité devant accompagner les moyens économiques.
Plus intéressant encore, M. Pelé-Clamour, note qu’à travers ces pipelines se pose aussi la question de l’ouverture de la route des pôles, la route du « Nord » qui permettra de naviguer à travers l’Arctique, réduisant considérablement les temps de voyage entre le Pacifique et l’Atlantique.
Le trajet maritime Rotterdam-Tokyo, de 21 000 km par le canal de Suez ou de 23 300 km par le canal de Panama, serait réduit à 14 100 km par cette route dite du Nord-est.
C’est formidable ! La route arctique permettra de dégager 30 % de rentabilité supplémentaire par rapport aux autres routes : parce qu’il y aura une réduction de 30 %, voire de 40 % des frais, réduction de l’équipage, réduction des délais clients pour payer, réduction de l’amortissement de matériel.
Tout cela, dit-il, « un jour nous sera bénéfique. Et Vladivostok deviendra le poumon économique de cette Russie qui se construira indépendamment des événements d’Ukraine que nous vivons aujourd’hui ».
Enfin, en jonglant sur les forces et les faiblesses des « triangles stratégiques » de Lowell Ditmmer, dont le concept s’étudie à Stanford et à Berkely, M Pelé-Clamour a évoqué aussi le possible talon d’Achille du triangle Russie-Chine-Inde. L’Occident tentera tout pour provoquer la bisbille chez ses adversaires, en jouant, par exemple, sur l’attitude de la Russie dans la crise ukrainienne. La forte augmentation des populations chinoises dans l’extrême-orient russe pourrait-elle susciter à la longue des troubles sociaux en Russie ? D’ici 25 ans, la Russie aura cessé, selon M. Pelé-Clamour, d’être le cerveau technologique des deux autres. Quel sera alors son rôle ?
Enfin, un point de désaccord avec M. Pelé-Clamour. A la question de savoir d’où viendra l’argent pour financer tout cela, il répond tout de suite Shanghai, qui, à une heure de distance, prendra la relève, dans la gestion de fortunes, des places de Genève et du Luxembourg fermées pour cause de lutte contre l’évasion fiscale. Autres possibilités : accorder à Hongkong un statut « off-shore », ou encore créer une bourse des produits pétroliers ou gaziers à Shanghai.
Faut-il encore souligner à quel point ces places financières dérégulées ouvrent la voie aux pratiques spéculatives qui nous conduisent au bord du gouffre ? Sept ans après la crise financière de 2007, l’économie de la zone transatlantique est toujours dans un état comateux, engluée dans les titres toxiques, accro aux injections des banques centrales, au bord de la déflation après avoir fait payer la note de la crise aux populations aujourd’hui exsangues ! Faut-il aussi rappeler que c’est à ces sources que s’abreuvent les « oligarques » de l’Est et de l’Ouest qui peuvent, comme en Ukraine, trahir du jour au lendemain les causes de la nation, pour quelques kopecks ?
Certes, rares sont ceux qui pensent aujourd’hui pouvoir rétablir le système régulé de crédit que nous avions eu en France, pendant les Trente Glorieuses du XXe siècle, fondé sur une Banque centrale sous contrôle public et émettant du crédit productif public pour la recherche et le développement de grandes infrastructures publiques dans les domaines stratégiques : militaire, transport, énergie, spatial. L’éclatement d’une nouvelle phase de la crise en Occident nous fournira une nouvelle occasion de créer les conditions d’un retour vers des systèmes de financement qui ont fait leurs preuves dans le passé récent.
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