« Aussi spectaculaires qu’énigmatiques, les explosions qui ont endommagé, lundi 26 septembre, les deux gazoducs Nord Stream, au large de l’île danoise de Bornholm, dans la mer Baltique, font désormais craindre une nouvelle escalade dans le face-à-face qui oppose les Occidentaux et la Russie », écrit Le Monde du 29 septembre.
« Nous devons nous préparer à des scénarios qui étaient encore inconcevables il y a peu », a alerté Nancy Faeser, la ministre allemande de l’Intérieur. « La protection de nos infrastructures critiques », qui englobent notamment la production d’électricité, le transport du gaz et des matières premières ou leur distribution, « a la plus haute priorité », a-t-elle insisté. « Tout le monde doit être en alerte maximale », a renchéri Jennifer Granholm, secrétaire d’Etat américaine à l’Energie, alors qu’elle était interrogée sur les risques potentiels entourant les méthaniers livrant du gaz naturel liquéfié à l’Europe.
De son côté, la Norvège s’est également fait l’écho d’une augmentation du nombre de vols de drones non identifiés à proximité des installations offshore, requérant « une vigilance accrue de la part de tous les opérateurs et propriétaires de navires ».
En Suisse, les chercheurs de l’Institut Paul Scherrer, qui disposent d’une base de données recensant plus de 10 000 attaques contre des infrastructures énergétiques depuis 1980, confirment que le sabotage des gazoducs Nord Stream revêt une « dimension nouvelle ». La particularité de cette destruction non revendiquée, disent-ils, est précisément son ambiguïté, marqueur de cette nouvelle ère des « guerres hybrides ».
Quitter l’OTAN ?
Si officiellement les pays membres de l’OTAN soupçonnent la Russie d’avoir été à l’origine des sabotages des gazoducs, de nombreux spécialistes se demandent quel bénéfice elle aurait bien pu en tirer.
Le colonel Ralph Bosshard, spécialiste du renseignement militaire suisse (dont nous avons publié l’analyse sur ce site), pose la question qui fâche : si les Russes l’ont fait, l’OTAN a failli. Dès lors, pourquoi rester membre d’une Alliance qui se montre incapable de protéger une infrastructure stratégique sur le sol européen. Et si c’est l’OTAN qui a commandité ce sabotage, elle a agi avant tout pour l’intérêt des États-Unis et de leurs proches alliés, sans prendre en compte celui de l’ensemble des pays membres de l’OTAN mis devant le fait accompli, ce qui constitue un autre motif pour en quitter le commandement intégré…
L’on comprend mieux pourquoi l’enquête qui est en cours, s’avère avant tout en cours... d’être enterrée ! Depuis un mois, sur le sabotage des gazoducs, silence radio.
Vulnérabilités réelles
N’empêche que, dans la plus grande discrétion possible, pour faire face aux nouvelles menaces, les autorités nationales des pays européens ont sonné le tocsin et chacun se mobilise avec un succès qui se fait attendre. Car depuis début octobre, plusieurs sabotages n’ont pas pu être empêchés.
Allemagne, le 8 octobre.
D’après la Deutsche Bahn (chemin de fer allemand), c’est bien un sabotage visant des câbles de liaison radio « indispensables à la circulation des trains » qui a provoqué une panne massive de l’ensemble des liaisons à grande vitesse et régionales dans le nord du pays. Il s’agissait plus précisément du réseau radio GSM-R des trains servant à la communication avec les conducteurs, mais aussi de « l’interface centrale entre les trains et l’infrastructure » de contrôle, affirme Der Spiegel.
Ces câbles en fibre optique ont été coupés « en deux endroits », précise le magazine allemand. C’est le deuxième câble, qui aurait dû prendre le relais lorsqu’un problème se produit avec le premier. Selon le quotidien Bild, les sabotages auraient eu lieu à Berlin et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, la région la plus peuplée d’Allemagne, dans l’ouest du pays.
Une action de ce type ne serait pas à la portée du premier venu et nécessiterait « certaines connaissances » du système ferroviaire, notamment des planning internes qui attribuent le rôle de chaque dispositif selon un calendrier qui, justement pour des raisons de sécurité, change en permanence, soulignent des sources proches de la Deutsche Bahn auprès de Bild, précisant que la police fédérale est chargée de l’enquête.
France, le 19 octobre.
Le mercredi 19 octobre, dans le sud de la France, au moins trois câbles de fibre optique ont été coupés, ralentissant l’accès à Internet pour les utilisateurs en Europe, en Asie et aux États-Unis, principalement à cause des dégradations de la bande passante sur les téléphones fixes et cellulaires. Au total, près de 5 000 pannes enregistrées en 24 heures sur les comptes Internet des clients ont ajouté à la panique.
Les fournisseurs d’accès à Internet, SFR et Free, ont d’abord pensé être victimes de vandalisme. Le 21 octobre, Zscaler, l’éditeur américain de plates-formes de sécurité d’accès au cloud a apporté des preuves supplémentaires sur la façon dont, dans la nuit du 17 au 18 octobre, vers 3 heures du matin, un segment de la fibre dorsale qui transporte l’Internet occidental du nord de l’Europe à Marseille, une plaque tournante stratégique du câble sous-marin mondial, a été sectionné près d’Aix-en-Provence.
Premier pôle de télécommunications du sud de l’Europe, Marseille est désormais l’un des cinq premiers hubs numériques du monde, où transitent chaque heure des millions de données y compris pour l’Afrique et l’Asie. Par exemple, en mars dernier, un accord a été signé entre un fournisseur mondial de réseaux de fibre optique, Cinturion, et le Grand Port de Marseille, pour relier Marseille à Mumbai, en Inde, à près de 10 000 km de distance.
Si les rumeurs désignent bien sûr la Russie, aucune preuve tangible n’a été apportée. Il est vrai qu’en août 2021, la Marine française avait repéré le navire océanographique russe Yantar près des câbles sous-marins de communication AEConnect-1 et CelticNorse, qui relient respectivement l’Irlande aux États-Unis et à l’Écosse. Pour se rendre discret, le Yantar aurait désactivé son système d’identification automatique.
Le site Zone Militaire, sans préciser qu’on est passé de 2021 à 2022 (!), ajoute :
Doté d’un mini-sous-marin de type AS-37 capable de plonger à 6 000 mètres de profondeur, le Yantar est soupçonné d’espionner les câbles sous-marins de communication, voire de chercher à les saboter. Ce qui est une préoccupation de premier plan, quand on sait que l’essentiel des communications mondiales [97 %] transite par ceux-ci. En outre, ils sont aussi susceptibles d’être utilisés pour détecter les passage de sous-marins, comme l’avait expliqué l’amiral Pierre Vandier, le chef d’état-major de la Marine nationale, lors d’une audition parlementaire en juin 2021.
D’une manière générale, la protection de ces câbles sous-marins n’est évoquée que du bout des lèvres par les autorités françaises, étant donné la sensibilité du sujet.
Cela étant, ce sujet est l’une des priorités de la stratégie pour les fonds marins, qu’elles ont dévoilée en février dernier. « Nous devons être en mesure de renforcer la protection et la sécurité des câbles de communication qui alimentent la métropole et l’outre-mer, mais aussi les infrastructures de transport d’énergie ou encore des ressources potentielles qui sont situées dans les fonds de notre zone économique exclusive », avait affirmé Florence Parly, alors ministre des Armées le 14 février 2022, c’est-à-dire 10 jours avant le conflit ouvert en Ukraine.
Surveiller en permanence la vingtaine de câbles qui touchent les côtes françaises, ainsi que le gazoduc sous-marin qui relie Dunkerque à la Norvège, sur des milliers de milles marins dont seulement les 200 premiers sont sous juridiction française, est mission impossible. Mais au moins pourra-t-on le faire ponctuellement et, en cas de besoin, inspecter les traces d’une éventuelle dégradation volontaire pour, peut-être, attribuer une responsabilité. La conflictualité évolue vers les zones grises. « Nous nous dotons des moyens pour les rendre moins opaques », affirme l’état-major de la Marine.
Or, en ce qui concerne le sabotage des câbles sur notre territoire le 19 octobre, « cela fait peu de doutes, étant donné les éléments que nous avons, qu’il s’agit d’un sabotage, quelque chose d’intentionnel », a déclaré une source proche du Grand Port de Marseille, où se trouvent quatre grands centres de données, citée par l’hebdomadaire français Le Point le 22 octobre.
« Il n’y a pas eu de vol à ce stade », a précisé cette source. Cependant, « une chambre renfermant quantité de câbles de fibre optique sous l’asphalte d’une route a été manifestement forcée, puis un fourreau protégeant ces mêmes câbles a été coupé », écrit l’hebdomadaire.
Conclusion
Le sabotage apparent des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 remet au premier plan la question de la protection des câbles sous-marins de communication, sur fond de tensions vives avec la Russie (et l’OTAN ?).
D’où, selon Europe1, la décision du président Macron de mener une « inspection de sécurité » de « toutes les infrastructures françaises », soit une trentaine de câbles. Il suffirait qu’au moins quatre d’entre eux soient sabotés simultanément pour paralyser toute la France…
De ce point de vue, ce qui vient de se passer est fâcheux. Alors que notre Marine fouillait le fond des océans pour y débusquer des saboteurs éventuels, ces derniers ont opéré sans grande difficulté en terre ferme...
Sans doute un petit message (d’un pays adversaire ou allié) pour nous faire comprendre qu’ils connaissent, sans doute mieux que nous, nos faiblesses et les points où il faut nous frapper, si notre pays continue à devenir un cobelligérant d’une guerre qui n’est pas la nôtre (ou un médiateur d’une paix non souhaitée par certains) ?
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