Conférence
Les sanctions occidentales contre la Russie affecteront-elles les excellents rapports entre les industries aéronautiques russe et française ? C’est déjà le cas, même si pour l’instant, le pire semble avoir été évité. Le pire aurait été l’interdiction d’importer du titane russe pour la production d’avions et de réacteurs. 60% des besoins en titane d’Airbus proviennent de Russie. Difficile d’interdire cependant lorsque Boeing aussi s’approvisionne en Russie…
Sur le front des satellites, la situation est plus difficile. Trois satellites d’Airbus Defense and Space seraient concernés par les sanctions, car contenant des composantes américaines : deux devaient être exportés en Russie, et le troisième devait être lancé par une fusée russe Proton.
Dans ce contexte de tension pouvant causer des dégâts irrémédiables, il est important de se pencher sur la longue histoire de la coopération entre les industries aéronautiques française et russe, dès le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, pour la sauvegarder et la porter plus loin.
C’était le thème de la présentation faite le 16 février à l’Association Dialogue franco-russe à Paris, par l’ingénieur Mikhaïl Stepanov (photo), chargé de développement international à l’ISAE Supaéro. .
Ayant travaillé pendant dix ans dans l’industrie, notamment dans les projets de coopération avec la Russie, [1] puis en tant que chargé de développement international à l’ISAE Supaéro (Institut supérieur d’aéronautique, qui siège à Toulouse), M. Stepanov a fait un tour passionnant de la question.
Cette collaboration franco-russe remonte au début de l’aventure aéronautique. Dans un hommage au fondateur de l’Institut supérieur de l’aéronautique en 1909, le colonel Jean-Baptiste Roche, deux anciens élèves, Louis Coroller (promotion 1913) et Henri Potèz (promotion 1911), rapportaient déjà : « Il y avait parmi les élèves un bon nombre d’étrangers, particulièrement des Russes, et l’ambiance était très sympathique. »
M. Stepanov a souligné tout au long de cet exposé combien ce côté humain a toujours été présent dans la coopération aéronautique franco-russe. « Cent ans plus tard, on retrouve cette même envie de travailler ensemble et cette sympathie entre les ingénieurs aéronautiques des deux pays. »
« Dès 1913 et 1917, les avions français sont construits sous licence en Russie. » Il s’agit des « Farman, des Morane Saulnier, des Nieuport, des Voisins ». Plus de 1000 avions ont été construits à Odessa et 50 à Simferopol, capitale de la Crimée.
Certains avionneurs français se sont même installés sur place pour coordonner la production de ces avions. M. Stepanov n’en a pas parlé, mais parmi eux l’on trouve le constructeur de l’avion qui aurait pu permettre à la France de l’emporter sur les nazis en 1940, Émile Dewoitine. Muté sur le front russe en 1915, il s’était vu confier la direction des usines Anatra d’Odessa et de Simferopol, où l’on construisait des bombardiers Voisin sous licence.
-
- De l’escadrille Normandie-Niemen, le pilote français Bruno de Faletans, mort au combat, avec une opératrice radio soviétique 1943.
- Crédit : fr.wikipedia.org
Puis il y a l’épisode cité par M. Stepanov, de l’escadrille Normandie-Niemen créé en décembre 1942. Sur décision du Général de Gaulle, la France libre envoie des pilotes pour combattre aux côtés de l’URSS contre l’Allemagne.
Des pilotes français risqueront ainsi leur vie aux côtés de leurs mécaniciens russes, quelque chose que les Russes ne sont pas près d’oublier. « Les pilotes français étant d’une combativité exemplaire, dit-il, Staline leur a offert à la fin de la guerre les Yak-3 (avions de chasse soviétiques) qu’ils pilotaient. De retour en France, les 38 Yak-3 se poseront au Bourget le 20 juin 1945. »
Relance à la fin des années 1990
Après la chute du Mur, c’est surtout à la fin des années 1990 qu’une collaboration intense redémarre, d’abord entre Airbus et la Russie, ensuite autour du projet phare d’avion civil Super Jet-100, avec son moteur SaM-146 considéré aujourd’hui comme une réussite, et enfin dans le secteur extrêmement prometteur des hélicoptères.
Coopération très importante, car elle permet de penser que si certains pays occidentaux ont voulu, après la chute du Mur, éliminer l’adversaire russe, la France a au contraire, dans ce cas précis, contribué à la renaissance de l’industrie aéronautique russe.
« La Russie s’ouvre à l’Occident dans les années 1990, après une crise financière, économique et sociétale », explique M. Stepanov, évoquant tout ce dont elle avait besoin pour pouvoir relancer son aéronautique.
D’abord, d’un savoir technique étranger pour pouvoir proposer sur le marché intérieur et international, des aéronefs compétitifs par rapport à la concurrence internationale. L’objectif était d’obtenir une certification européenne permettant de vendre ces produits à l’international.
Ensuite, de « préserver les compétences de ses ingénieurs, parce que dans les années 1990, il n’y avait pas de programme aéronautique russe et beaucoup d’ingénieurs quittaient le pays ou faisaient autre chose. Pour préserver ces compétences, il fallait lancer de nouveaux projets. » Enfin, de « rester à la pointe de la technologie, de l’innovation et de la recherche dans ces domaines extrêmement stratégiques où elle voulait continuer à avancer. »
Airbus en Russie
Les premiers accords entre Airbus et la Russie datent de 1991. Mais la phase de collaboration plus poussée a commencé en 2001 avec un accord entre EADS et Rosaviakosmos qui portait sur des projets de recherche, la création d’un centre d’ingénierie, des approvisionnements en matériaux, la production de composants pour les avions et la collaboration avec les autorités de certification.
Aujourd’hui, dit M. Stepanov, « la relation entre Airbus et la Russie est très diversifiée et stratégique pour Airbus. » D’abord commerciale, car la Russie est un gros acheteur d’Airbus. Au-delà, « il y a une vraie relation et une vraie collaboration scientifique et technologique avec les instituts russes majeurs, comme le TSAGI, spécialiste de l’aérodynamique, le VIAM, pour les matériaux, le CERM , pour les moteurs, et le NIAT, avec lesquels Airbus coopère sur des sujets très variés comme la modélisation mathématique, les nouveaux matériaux, la diminution du bruit des moteurs, les calculs aérodynamiques et les calculs de structures. (...) Plus de 120 projets sont réalisés à l’heure actuelle. » 200 ingénieurs travaillent actuellement dans le Centre d’ingénierie ECAR, créé en 2003 à Moscou et détenu à 51% par Airbus et 49 % par la société russe Koskol.
Autre domaine clé pour Airbus, l’approvisionnement en titane. « Le titane est stratégique pour Airbus, explique M. Stepanov, car il permet d’alléger le poids de l’avion, d’améliorer la consommation des moteurs et de réduire les coûts pour les compagnies aériennes. » Airbus a signé une collaboration de plus de 20 ans avec VSNPO-AVISMA, qui lui fournit 60% de son titane.
-
- Avion amphibie anti-incendie BE-200. Construit par la société russe, Beriev, a reçu le soutien d’Airbus pour obtenir sa certification.
- Crédit : http://engineeringrussia.wordpress.com
Très important, en particulier pour la partie russe, la production des composants d’Airbus en Russie. Suite à un accord en 2001, quantité [2] des composants d’Airbus sont aujourd’hui fabriqués à l’usine Irkout, à Irkoutsk, et ailleurs. « Pour cela, il a fallu faire des investissements très importants, acheter des équipements modernes, conformes aux exigences d’Airbus et permettant d’obtenir la certification. »
A ces collaborations, il faut ajouter l’avion amphibie Be-200, destiné à la lutte anti-incendie des forêts et produit par la société russe Beriev. « C’est un bombardier d’eau extrêmement efficace qui permet d’embarquer jusqu’à 12 tonnes d’eau, et Airbus a fourni un support durant plusieurs années pour obtenir la certification européenne de l’appareil, EASA (Agence européenne de la sécurité aérienne) 2010. »
Le Super Jet-100
Mais le projet phare de la coopération franco-russe est le Super Jet-100, avec son moteur SAM-146, premier avion civil russe depuis la chute de l’URSS. « Dans les années 2000, la Russie souhaite lancer un projet de nouvel avion moderne avec une forte participation des fournisseurs occidentaux, qui puisse être certifié par l’Europe et vendu dans le monde entier. » Le projet est confié à la branche civile de Soukhoï : c’est un jet régional de 98 places, couvrant une distance de 3000 à 4600 km, selon les modèles.
Pour M. Stepanov, il s’agit là d’un « très bel aboutissement. Beaucoup de jeunes ingénieurs russes ont travaillé sur ce projet et la participation française a été très importante. C’est l’avion le plus français des avions russes. » Pas moins d’une douzaine d’entreprises françaises y a contribué ! [3] Plusieurs milliers de personnes y ont travaillé, côté russe comme côté français.
Moteur SaM-146
Mais c’est la construction du moteur SaM-146 que M. Stepanov décrit comme « une véritable aventure technique et humaine ». En 2003, la Snecma est sélectionnée par Soukhoï pour construire le moteur du Super Jet-100. En 2004 est créé entre la Snecma et la société russe NPO Saturne une joint venture, Power Jet, pour construire le moteur. En 2010, ils obtiennent la certification européenne.
En seulement 6 à 7 ans, souligne M. Stepanov, on a abouti sur un projet très complexe, avec deux cultures différentes, russe et française.
La forme de cette collaboration est particulièrement intéressante. La Snecma a d’abord investi dans la formation culturelle de ses ingénieurs pour faciliter le travail en commun. Deux actuels collaborateurs de l’Institut franco-russe de langues, cultures et management ont ainsi participé à la formation à la culture russe de plus de cent-vingt ingénieurs et techniciens ainsi qu’à l’apprentissage de la langue russe pour un plus petit nombre d’entre eux.
Il y a eu ensuite un véritable partage 50 – 50 de toutes les activités entre les deux sociétés : développement, production, marketing et support client. « C’est aussi un projet impressionnant du point de vue de la taille puisqu’il a mobilisé plus de 1500 ingénieurs et techniciens de chaque pays. »
M. Stepanov souligne aussi le caractère tout à fait stratégique de cette coopération pour la Russie, puisque NPO Saturne est le seul motoriste russe capable de produire, de maintenir et de réparer un moteur aéronautique selon les normes européennes.
Hélicoptères
La production d’hélicoptères est aussi extrêmement prometteuse pour la coopération franco russe, dit M. Stepanov, parce qu’Airbus hélicoptères en a déjà vendu beaucoup en Russie (140). Un centre de maintenance et de formation de pilotes et de mécaniciens a été ouvert à Tioumen, en Sibérie.
Une forte coopération existe déjà entre la compagnie russe Kamov, productrice d’hélicoptères, et le motoriste français Turbomeca, du groupe Safran. Elle permet aux hélicoptéristes russes d’améliorer les performances de leurs appareils, en ce qui concerne la consommation, la stabilité, ainsi que la possibilité d’avoir une certification européenne. Turbomeca fournit déjà le moteur aux hélicoptères Ka-226t et Kamov-62.
Mais un projet aussi important que le Super Jet-100 est en cours de négociation pour la production du moteur de l’hélicoptère rapide de la société Hélicoptères Russes : RACHEL (Russian Advanced Commercial Helicopter). Turbomeca devrait proposer une nouvelle version de son moteur RTM322/Tech3000 et envisage de créer aussi une co-entreprise à parts égales sur le modèle de Power Jet pour réaliser ce projet.
Coopération scientifique
Les accords de coopération scientifique sont aussi très intéressants pour les futurs ingénieurs français et russes. Supaéro et les écoles russes du même type – Institut d’aviation de Moscou, Universités de Bauman et de Samara – organisent des échanges entre étudiants, mais aussi des cursus double diplôme en Russie et en France.
M. Stepanov note aussi une coopération ancienne et forte entre l’ONERA (Office national des études et des recherches aérospatiales) en France et TSAGI en Russie. Des séminaires réguliers entre chercheurs et ingénieurs ont lieu pour faire le point sur les projets en cours.
Conclusion
En guise de conclusion, M. Stepanov a abordé quelques perspectives futures de la collaboration franco-russe, dont un Super Jet Nouvelle Génération à 130 places, la certification de l’hélicoptère Rachel à l’horizon 2020 et, en général, le marché d’hélicoptères dont la Russie a un grand besoin, ainsi que la modernisation des aéroports russes.
Il a vivement plaidé pour la poursuite de l’aventure franco-russe dans le domaine de l’aéronautique, qui marche bien. La coopération actuelle est « stratégique », les ingénieurs français et russes arrivent à bien travailler ensemble, grâce à une forte culture scientifique qui leur permet de bien se comprendre sur le plan technique.
[1] Dans l’industrie, M. Stepanov a travaillé chez Liebherr Aerospace avec les principaux avionneurs mondiaux et notamment avec les constructeurs russes Soukhoï (avions), Kamov (hélicoptères) et l’avionneur ukrainien Antonov. .
[2] « Si nous prenons l’exemple de l’A320, l’étude et la conception des « sharklets » [qui permettent de réduire la consommation de fuel) sont assurées en partie par le Centre d’ingénierie ECAR. Les rails de volet, la baie du train d’atterrissage avant et la poutre ventrale sont fabriqués par l’usine d’Irkout. Certaines pièces des commandes de vol sont fabriquées par la société russe Hydromash tandis que Liebherr Russie fournit l’actionneur de la gouverne de direction. Enfin, les pièces en titane sont fabriquées grâce aux approvisionnements de VSMPO AVISMA. »
[3] Michelin, pour les pneus ; la Snecma, pour le moteur ; Messiers Dowty, pour les trains d’atterrissage ; Aircelles, pour la nacelle ; Saft, pour les batteries ; Saint-Gobain, pour la vitre du cockpit ; Thales, pour le poste de pilotage, l’avionique et le simulateur de vol ; Technofan , du groupe Safran, pour les ventilateurs ; Zodiac Aerospace, pour le système de carburant et les équipements électriques ; Hispano-Suiza, du groupe Safran, pour le système de contrôle moteur ; la société Sogitec, pour la documentation technique de l’avion.
Un message, un commentaire ?