A propos de la Grèce, nombreux sont ceux, aussi bien à droite qu’à gauche, qui s’interrogent sur la véritable raison ou même la simple rationalité des politiques délirantes infligées à la Grèce par la Troïka (BCE, Commission européenne, FMI) et leur adjoint, le Mécanisme européen de stabilité (MES).
De prime abord, on pourrait croire qu’il s’agit d’un simple aveuglement idéologique sans précédent. Quatre ans de coupes budgétaires ont fait chuter le PIB et le niveau de vie des Grecs de 25 % et provoqué un désastre humanitaire. Et la cure d’austérité supplémentaire qu’on exige aujourd’hui, selon les estimations, plombera le PIB d’environ 10 % supplémentaire et fera passer la proportion dette publique/PIB bien au-delà des 200 %. En clair, la Grèce, non seulement ne retrouvera pas la croissance, mais ne pourra même pas régler sa dette nécessitera sans cesse de nouveaux plans de sauvetage et de prêts relais !
Si l’on voulait provoquer le départ de la Grèce de la zone euro(Grexit) et susciter une grave crise institutionnelle qui obligerait dans les jours qui viennent nos dirigeants à ré-écrire les traités européens existants, l’on ne s’y prendrait pas autrement !
Depuis plusieurs années, Wolfgang Schäuble et Angela Merkel, pour atteindre leur objectif d’une « nouvelle Union européenne », souhaitent la réécriture des traités européens. Ce que propose « le Plan Schäuble », c’est qu’une poignée de pays du nord axée sur l’euro, passe à une intégration économique et monétaire beaucoup plus serrée sous la houlette d’un seul ministre des finances disposant d’un droit de veto sur les budgets nationaux. Et de tels transferts de souveraineté nécessitent des nouveaux traités européens.
Si Schäuble pousse aujourd’hui la Grèce au Grexit, c’est qu’il sait fort bien que sans crise systémique au sein de la zone euro, personne n’adoptera son « plan ».
On peut donc blâmer Merkel et Schäuble de volontairement jouer le « pourrissement » de l’euro. Cependant, il y a plus. Car Schäuble en particulier, n’est que l’expression la plus brutale et la plus fanatique d’un courant particulièrement néfaste : « l’ordo-libéralisme ».
En Europe, on a souvent tendance à penser que tout ce qui est mauvais nous vient forcément du monde anglo-américain. Certes, Adam Smith et David Ricardo parlaient anglais et c’est surtout avec « l’Ecole de Chicago » (Friedman & consorts) que les émules de « l’Ecole de Vienne » (Von Hayek) ont fini par formater l’ultra-libéralisme de Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
Ce que la plupart de nos concitoyens ignorent, c’est l’emprise de la pensée ordo-libérale, pas seulement sur l’Allemagne, mais sur toute la construction européenne. Et puisqu’ils ignorent la logique qui motive le choix des ordolibéraux, ils n’y voient qu’incohérence et stupidité.
Histoire
L’ordolibéralisme, connu sous l’étiquette de « l’Ecole de Fribourg » ou sous le nom trompeur d’« l’économie sociale de marché » a pris son envol après la deuxième guerre mondiale autour de « ORDO », une revue théorique qui s’intéresse avant tout à l’ordre économique et social, publiée à partir de 1948 par deux professeurs de l’Université de Fribourg-en-Brisgau (Bade-Wurtemberg, Allemagne), les économistes allemands Walter Eucken (1891-1950), « père de « l’économie sociale de marché » et le juriste et économiste Franz Böhm (1895-1977).
A noter, le fait que l’actuel ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, sans surprise, est né à Fribourg-en-Brisgau et a fréquenté l’Université où régnaient les ordolibéraux.
A cela s’ajoute le fait que Wolfgang Schäuble appartient à l’Église évangélique allemande (EKD), qui est, depuis 1933, le regroupement national des églises protestantes, principalement luthériennes et calvinistes. Dans sa diatribe contre l’humaniste chrétien Érasme de Rotterdam, Luther, faut-il le rappeler, niait toute forme de libre arbitre. Pour lui, l’Homme n’était qu’« une hache dans la main de son bûcheron », c’est-à-dire un simple instrument de la volonté divine.
La naissance des doctrines libérales
Avant la guerre, en 1938, 26 intellectuels et penseurs de l’économie libérale se retrouvent à Paris au « Colloque Walter Lippman ». Sont présents, Raymond Aron et Jacques Rueff ; les Autrichiens Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek ainsi que les premiers ordoliberaux, les allemands Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow.
Tous s’accordent pour désigner les ennemis communs : le communisme, le fascisme, la planification française et le New Deal de Franklin Roosevelt. La plupart des participants se retrouveront en 1947 lors des rencontres organisées en Suisse par le think tank de Von Hayek, la Société du Mont Pèlerin.
Ce qui va différencier fondamentalement les ordolibéraux des libéraux classiques, c’est leur conception du rôle de l’Etat. Les néo-libéraux, c’est bien connu, combattent toute forme d’interférence de l’Etat dans les processus économiques car ils croient que les marchés, grâce au laissez-faire finissent par s’autoréguler.
Le rôle de l’Etat
Diamétralement opposé à cette illusion que même Adam Smith critiquait, les ordolibéraux pensent au contraire que l’État doit jouer un rôle fondamental, celui d’organiser un marché « idéal ».
Laissé à lui-même, disent les ordolibéraux, la libre concurrence finit fatalement par donner naissance à des cartels en position d’oligopole, situation qui annule d’emblée les avantages supposés d’une concurrence libre et non-faussée. Pour éviter cet aléa, les ordolibéraux plaident pour un État fort, capable d’imposer par des sanctions et des pénalités un cadre légal permettant à la libre concurrence de réaliser pleinement son potentiel théorique.
Tout comme la synarchie d’Empire, les ordolibéraux préfèrent « les experts » et « les règles » aux décideurs politiques. Ils œuvrent donc de toutes leurs forces pour une sorte de « constitution économique » et un ordre fondé sur quatre grands principes :
- Le respect de la propriété privée ;
- Une concurrence libre et non faussé garantie par une Cour de justice ;
- La stabilité des prix grâce à une Banque centrale « indépendante » et hors de toute influence politique ;
- La rigueur budgétaire absolue, inscrite dans la Constitution.
Économie « sociale » de marché
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- Ludwig Erhardt, le ministre de l’Économie du chancelier allemand Konrad Adenauer.
- Crédit : perspective.usherbrooke.ca
Pour « vendre » leur doctrine, les ordolibéraux la baptisent d’« économie sociale de marché », en réalité une doctrine qui assume que la concurrence libre en non faussée, en dernière analyse, profitera au plus grand nombre.
En 1948, les États-Unis imposent Ludwig Erhard comme ministre de l’Économie du Chancelier chrétien démocrate Konrad Adenauer.
Erhardt reprend le terme d’« économie sociale de marché » de Müller-Armack, un des ordolibéraux qu’il embauche avec les professeurs Eucken et Böhm comme conseillers scientifiques, tout en combinant leur ordolibéralisme avec certaines idées sociales-démocrates et la doctrine sociale de l’Église.
Erhardt cherche à obtenir et maintenir à la fois une croissance élevée, une faible inflation, le plein emploi, de bonnes conditions de travail et un minimum de protection sociale. Alors qu’on présente sa politique de dérégulation des prix (qui a mis fin au marché noir) et de privatisations des grandes groupes du secteur public, comme le secret du « miracle économique allemand », c’est plutôt le Plan Marshall et les mesures adoptées lors la conférence de Londres en 1953 (allègement de 66 % de la dette de guerre et dévaluation relative du mark pour doper les exportations) qui permettront ce succès.
Alors que le reste de l’Europe se reconstruit avec une bonne dose de planification, on fait naitre le mythe que l’Allemagne renaît de ses cendres exclusivement grâce aux recettes ordolibérales.
En 1957, la Bundesbank est créée comme une autorité indépendante suivant les préceptes ordolibérales et sur le modèle de la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle. A la même époque, l’Office fédéral de lutte contre les cartels (Bundeskartellamt) est créé pour faire respecter les règles de la concurrence.
A l’origine, l’ordolibéralisme se démarquait également du libéralisme classique par son rejet de l’hédonisme et le respect de la dignité humaine. Pour des raisons économiques, philosophiques et politiques, l’ordolibéralisme prônait le « dialogue social », vu comme une saine mise en concurrence des corps intermédiaires.
Avec le temps et l’évaporation de l’éthique judéo-chrétienne, le masque social de l’ordo-libéralisme a fini par tomber notamment à partir de sa mise en concurrence avec l’ultra-libéralisme thatchérien qui, importé aux États-Unis par l’Administration Reagan a gagné l’ensemble du monde anglo-américain.
Bien que les ordolibéraux estiment que chacun doit pouvoir bénéficier d’une assurance maladie et d’une retraite, ils abhorrent le modèle bismarckien de protection sociale. Pour eux, c’est à chacun de s’assurer auprès d’assureurs privés. Car ils craignent comme la peste toute subvention publique qu’ils considèrent comme une incitation à l’oisiveté et l’irresponsabilité.
Avant 1966, en Allemagne, les allocations familiales, attribuées uniquement à partir du 3e enfant, étaient de moitié de celles perçues en France, en Belgique ou même en Angleterre. Ce n’est qu’en 1966, lorsque les sociaux démocrates entrent dans une « grande coalition » avec la CDU, qu’un vaste effort de rattrapage a eu lieu.
Plus récemment, s’est sous Kohl et Schäuble que l’ordolibéralisme a tenté son retour entre 1982 et 1998, tentative quelque peu retardée par la nécessité d’un minimum de politiques publiques suite à la réunification bien que l’ex RDA reste un champ de ruines faute d’initiatives publiques suffisantes.
L’ordolibéralisme a fait également des adeptes à gauche. En Allemagne, c’est surtout les politiques terribles de Gerhard Schröder, les mini-jobs, l’Agenda 2010 et le mesures Hartz IV, qui incarnent l’ordolibéralisme alors qu’en Angleterre, bien avant Cameron, la fameuse « troisième » voie de Blair n’est rien d’autre qu’une version fabienne du même moule ordolibéral. En France, Jacques Delors, l’homme qui a supprimé le Glass-Steagall en France en 1984, en est le meilleur représentant.
Europe
Dès le traité de Rome de 1957 instituant la Communauté européenne, le poids de la pensée ordo-libérale se fait ressentir. La France obtient notamment la création de la Politique agricole commune (PAC) mais le traité fixe (Art. 3) comme objectifs d’aboutir à « un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux » (Art. 3c) et « un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur » (Art. 3g).
En 1998, la BCE est créée sur le modèle de la Bundesbank et l’euro est introduit et géré lors de son lancement par les équipes de la BRI de Bâle. Alors qu’aux Etats-Unis, le patron de la Fed doit rendre des comptes au Congrès, la BCE est entièrement « indépendante » de toute autorité politique et ne doit veiller qu’aux prix et à la monnaie alors que la Fed est également responsable de la croissance et de l’emploi. « L’indépendance » de la BCE ne l’empêche pas de faire de la politique lorsqu’elle estime que sa domination est contestée comme nous venons de le voir en Grèce.
Les fameux critères « de convergence » du traité de Maastricht, sont un chef-d’œuvre de folie ordolibérale. Vouloir inscrire des règles d’or interdisant tout déficit ainsi que des mécanismes automatiques de coupes budgétaires s’apparentent à une forme de maladie mentale. Pour les ordolibéraux, ce sont les lois et les règles qui doivent primer, et non l’action des hommes. Ceux qui contestent ou refusent de se soumettre aux règles doivent, si les pénalités imposées par la Commission européenne échouent à les recadrer, être exclu (Grexit) pour l’exemple.
Devant cette évolution, le peuple allemand doit prendre conscience à quel point l’Allemagne devient un objet de haine et de frustration pour le reste du monde. Non pas à cause de l’Allemagne de Friedrich Schiller, Beethoven ou Friedrich List, mais à cause d’un l’ordolibéralisme fascisant allemand érigé en pensée unique imposée à tout l’Europe.
L’ordolibéralisme est la loi de l’euroland et ses dirigeants s’en vantent. En 2013, parlant à Jérusalem, le président de la BCE Mario Draghi a déclaré que l’institution monétaire de la BCE s’en tient aux règles de « l’ordo-libéralisme » qui est « l’adhésion aux principes d’un marché ouvert où règne la libre concurrence permettant une allocation efficace des ressources ».
Plus récemment, le 16 juillet 2015, l’ancien Premier ministre Donald Tusk, à l’heure actuelle le « Président » non-élu de l’Union européenne,lors d’un entretien avec le Financial Times, a déclaré :
Si je cherche quelque chose d’inspirant au niveau économique (…) la meilleure école de pensée, c’est les soi-disant ordolibéraux en Allemagne (…) Ceci, pour moi, est la source de pensée qui peut s’avérer très utile pour aujourd’hui.
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