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- Les juges de la Cour de justice de l’Union européenne pourraient déclarer inconstitutionnel le traité de libre échange CETA.
- Crédit : CJUE
Après deux semaines de menaces, d’ultimatums et de négociations frénétiques, la Belgique a été contrainte au forceps d’accoucher d’un accord belgo-belge permettant aux 28 gouvernements de l’UE ainsi qu’à celui du Canada de ratifier le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement, en français l’Accord économique et commercial général – AECG). Avec retard, le Premier ministre canadien Justin Trudeau viendra donc sabrer le champagne à Bruxelles pour célébrer une « victoire » qui, comme nous allons le démontrer, ne fera pas long feu.
CETA c’est quoi ?
Etant donné que les tarifs douaniers sont déjà assez bas entre l’UE et le Canada, le CETA, afin de relancer la croissance, entend augmenter les échanges en intensifiant les privatisations et en réduisant la plupart des normes régulatrices dans les domaines de la santé, de l’agriculture, des marchés publics et le droit du travail.
Que tout cela va susciter de la croissance reste à démontrer. C’est plutôt le contraire ! Les professeurs Pierre Kohler (Département des affaires économiques et sociales de l’ONU) et Servaas Storm de l’Université de Delft aux Pays-Bas, dans une étude de l’Université Tufts ont tenté de mesurer l’impact du CETA, en tenant compte des coûts économiques et sociaux.
Dans Le Monde diplomatique, les deux économistes résument les conclusions de leur étude :
Sept ans après sa mise en œuvre, le CETA pourrait détourner une partie des flux commerciaux intra-européens, affaiblissant l’intégration européenne au prétexte d’améliorer la « compétitivité » internationale. L’accord détruirait près de 204 000 emplois en Europe et mènera à une compression des hausses de salaire équivalant à une perte annuelle moyenne de 651 euros par employé, transférant par-là même 0,66 % du PIB européen des travailleurs vers les détenteurs du capital.
Au final, le niveau du revenu intérieur brut de l’Union serait diminué de 0,49 % d’ici à 2023 (toujours par rapport au scénario de base), une perte de revenu inférieure à la hausse des revenus du capital. Les effets de redistribution excédant les effets de croissance, les détenteurs du capital sortiraient gagnant de ce scénario, malgré un déclin relatif du niveau du PIB européen.
En France et en Italie, où les salaires et la taille du secteur public dépassent en général la moyenne européenne, les efforts requis pour participer à la « course à la compétitivité » seraient encore plus significatifs. Pour la France : 45 000 emplois détruits, réduction de 1331 euros du revenu annuel moyen des employés et baisse du PIB de 0,65 %. En Italie : perte de 42 000 emplois, réduction de 1037 euros du revenu annuel moyen des employés et chute de 0,78 % du PIB.
En Allemagne, nous calculons une perte de 19 000 emplois, relativement plus faible, mais à l’origine d’une réduction du salaire annuel moyen de 793 euros, diminuant la consommation et amputant le PIB de 0,37 %.
Au Royaume-Uni (s’il participait à l’accord), la réduction de la part de la richesse revenant au travail et l’érosion du poids de secteur public survenus ces dernières décennies limiteraient l’impact du CETA : 9 000 emplois perdus, 316 euros de moins par travailleur et par an, et PIB de 0,23 % inférieur à ce qu’il serait sans CETA. Pour les autres pays européens, les effets moyens se situeraient entre ceux du Royaume-Uni et de l’Allemagne.
Quant au Canada, dont les travailleurs et le secteur public seraient soumis à des pressions compétitives plus intenses que les pays européens, il perdra 23 000 emplois, et verra le salaire annuel moyen amputé de 1 788 euros (soit en transfert de 1,74 % du PIB vers le capital), pour un PIB en recul de 0,96 % par rapport au scénario de base.
Selon nos simulations fondées sur des hypothèses de travail plus plausibles à nos yeux que les modèles panglossiens de l’économie néoclassique, le CETA profiterait aux seuls investisseurs. Si les parlementaires (européens et nationaux) venaient à adopter le texte, ils suggèreraient donc qu’ils ne représentent que cette catégorie de la population.
Privatisation de la justice ?
A part cette dose supplémentaire de « destruction créatrice », le CETA annonce introduire une « révolution » juridique par la mise en place du mécanismes dit Investor State Dispute Settlement (ISDS, en français Dispositif de Résolution des Différends entre Investisseurs et Etats - RDIE). Ce mécanisme donnera le droit aux entreprises multinationales de poursuivre des gouvernements en justice au cas où une loi viendrait mettre en danger leurs profits actuels et potentiels, y compris s’il s’agit de lois protégeant la santé, l’environnement ou les droits sociaux. Par le passe, ce type de mécanisme a permis à Philip Morris d’attaquer l’Uruguay pour sa politique anti-tabac et au géant minier Oceanagold de poursuivre le Salvador pour lui avoir refusé un permis d’exploitation pour raisons environnementales.
Les syndicats anglais rappellent qu’en 2014 l’assureur néerlandais Achmea a poursuivi en justice le gouvernement slovaque pour avoir renationalisé les services de santé… privant l’assureur de son marché !
Ainsi, puisque, via le CETA, les mécanismes ISDS s’imposeront à la législation européenne, ses opposants le considèrent à juste titre comme le « cheval de Troie » du TTIP/TAFTA, un accord bien plus vaste, qu’Obama veut absolument faire aboutir au plus vite.
En ce qui concerne le CETA, une fois que les gouvernements de l’UE et du Canada l’auront signé ce dimanche, plusieurs obstacles resteront à franchir avant qu’il ne devienne opérationnel :
- Le Parlement européen doit adopter le traité lors d’un vote prévu pour janvier 2017 ;
- Les 38 parlements nationaux ou régionaux disposant d’une telle compétence, doivent ensuite chacun ratifier le traité, ce qui prendra encore au moins deux ans.
En attendant cette ratification « définitive », le CETA sera appliqué à titre « provisoire » et ceci avant sa ratification parlementaire !
Héritage gaullien
Le traité du CETA, ayant été négocié dans le plus grand secret par l’UE et le Canada entre 2009 et 2015, les négociateurs ont fini par découvrir un « problème » : la Constitution belge offrant autant de pouvoir de vote à chaque région belge qu’à n’importe quel Etat souverain d’Europe, il fallait les convaincre.
Or, après un an de travaux et d’auditions et sans la moindre réponse de la technostructure européenne, Paul Magnette, le Ministre Président socialiste de la Wallonie, soutenu par un vote de 46 contre 16 au Parlement de Namur, annonça le vendredi 14 octobre que la Wallonie ne donnait pas délégation au ministre belge des Affaires étrangères pour la représenter. En clair, comme lors de la résolution adoptée en avril 2016 avec 44 voix contre 22, pour le Parlement wallon, c’était « non » car le texte était totalement inacceptable.
La règle de l’unanimité, un héritage gaullien, fait en sorte que dans ce type de processus de ratification, un seul pays souverain peut, en pratiquant une politique de la « chaise vide », mettre son véto à une décision qu’il considère contraire à son intérêt.
Depuis longtemps, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker affirme qu’il « ne peut y avoir de vote démocratique contre les traités ». Il est donc normal qu’il plaide pour qu’on en finisse avec un tel « anachronisme ». Suite au vote wallon, l’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt a suggéré d’en finir avec ce qu’il considère être une « vétocratie » en adoptant un système de vote par majorité qualifiée, c’est-à-dire, le verrouillage complet du droit des Etats face au rouleau compresseur européiste.
Populaire
L’initiative wallonne a été favorablement accueillie par les populations européennes et canadiennes.
Plus de 200 000 citoyens européens ont rapidement signé une pétition en soutien aux objections de P. Magnette au CETA.
Rien qu’en Europe, 2000 villes, départements, régions et autres collectivités territoriales se sont déclarés symboliquement « hors TAFTA ».
Au Canada, c’est 45 municipalités qui ont, ou sont en cours d’adopter des résolutions anti-CETA ou cherchent sa non-application. Au total, ils représentent environ 4 millions de Canadiens. L’Union national des fermiers canadiens a soutenu le vote belge et le 24 octobre, l’avocat Rocco Galati a introduit une motion à la Cour fédérale canadienne affirmant que le CETA était anticonstitutionnel.
Lors de son discours annonçant le « NON », Paul Magnette, le Ministre Président socialiste de la Wallonie soutenu par les Démocrates chrétiens du Cdh, a précisé qu’il ne s’opposait pas à l’idée de signer un traité de libre échange, bien qu’uniquement sous certaines conditions et s’il respectait des principes élémentaires. Ancien professeur de sciences politiques, P. Magnette n’a pas hésité à citer La paix perpétuelle de Kant pour dénoncer le secret du traité.
Suite à son discours, Bruxelles s’est mis à cracher du feu et à faire pleuvoir des grenouilles. Le président de l’UE, Donald Tusk a menacé les Wallons et lancé plusieurs ultimatums pour qu’ils votent « mieux » et au plus vite ! Benoît Lutgens, le patron du Cdh, a dénoncé des pressions venant de l’UE proches du « comportement délinquant ».
C’est uniquement lorsque P. Magnette a menacé de claquer définitivement la porte, que l’UE a fini par accepter qu’on ajoute plusieurs pages de garanties, d’amendements et de mesures protectrices aux 1800 pages du « traité interprétatif », un ensemble de textes dont la valeur juridique sera aussi solide et contraignante que le traité CETA lui-même.
Nouveau CETA
Avec ce « nouveau CETA », la Belgique aura les mêmes droits que l’Allemagne, c’est-à-dire le droit de quitter le traité tout le long de la période de sa mise en oeuvre provisoire et lorsqu’elle constate que les garanties ne sont pas respectées. Les amendements visent à protéger l’agriculture, les PME, les services publics et le droit du travail.
Alors que les assureurs américains auraient pu poursuivre les caisses mutualistes travaillant pour la Sécurité sociale belge sous prétexte qu’elles provoquent une entorse à la libre concurrence, ce ne sera pas le cas. De plus, les 42 000 filiales de sociétés américaines installées au Canada, si elles désirent commercer avec l’UE, seront tenues de pleinement respecter le droit européen en matière d’environnement, de santé et de normes alimentaires (cela concerne : OGM, bœuf aux hormones, etc.).
Plus important encore, le fait que le gouvernement belge va saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin d’examiner la légalité des Investment Court Systems (ICS), des mécanismes déguisés d’ISDS (zombie ISDS).
Alors que c’est généralement la Commission européenne qui vérifie au préalable si un traité est compatible avec le droit européen ou pas, n’est-il pas étonnant qu’on ait dû attendre la révolte wallonne avant d’accepter de procéder à une telle vérification ?
Déjà, le 13 octobre, à Strasbourg, la Commission des questions sociales de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) avait appelé à ajourner la signature du CETA au motif qu’il « restreindrait de manière inacceptable le pouvoir des parlements nationaux de légiférer sur des questions relevant de leur domaine de compétence ».
Or, si la CJUE, actuellement présidée par le juge belge Koen Lenaerts, constate que l’ICS est illégal, ce qui peut prendre deux ans, tout l’accord CETA est par terre. Le quotidien belge La Libre Belgique titrait d’ailleurs un article sur ce sujet : « La Belgique place une bombe sous le siège du CETA ». Pour sa part, l’avocat belge Pierre d’Argent parle « d’épée de Damoclès suspendue sur le CETA ».
Ce qui est certain, c’est qu’avec le « nouveau CETA » arraché par la Belgique, aucune cour d’arbitrage privé ne sera opérationnelle durant la période de mise en œuvre provisoire. L’amendement belge demande qu’on travaille au plus vite pour mettre sur pied une cour d’arbitrage de droit public avec des juges nommés non pas par les multinationales mais par les États. Tant que ce « détail » n’est pas modifié, la Belgique se réserve le droit de ne pas ratifier le CETA. A cela s’ajoute que cette nouvelle approche deviendra « la référence » pour tous les traités de libre-échange signés par la suite. C’est pour cela que P. Magnette n’a pas hésité à déclarer au quotidien belge Le Soir que « l’accord sur le CETA, c’est la mort du TTIP. »
Pour l’économiste Pierre Dufraigne, le plus important, c’est d’avoir détaché l’accord sur le tribunal de l’ensemble de l’accord :
Politiquement, maintenant, il ne pourra plus servir de précédent pour un accord avec les Etats Unis par exemple. Quelque part, l’accord intervenu sur le CETA tue le projet de TTIP parce qu’on ne voit pas le business américain accepter ce type d’arrangement. Ce n’est pas pensable. C’est à mon sens un élément tout à fait essentiel.
Et pour une analyse détaillée et point par point des textes de l’accord, nous vous renvoyons vers l’article publié aujourd’hui sur site du CNCD belge : « Autopsie à chaud de l’accord sur le CETA »
Cour constitutionnelle de Karlsruhe
Précisons également que P. Magnette, lors de son intervention devant le Parlement wallon a évoqué le verdict de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe.
Le 13 octobre, cette dernière avait autorisé le gouvernement allemand à signer le CETA tout en précisant qu’étant donné qu’elle ne s’était pas encore prononcée sur sa compatibilité avec la Constitution allemande, elle n’autorisait pas que les mécanismes ISDS y deviennent opérationnels.
Cité par La Libre Belgique dans son article intitulé « En Allemagne, le Ceta est face à un feu orange », le professeur Markus Krajewski, professeur de droit public à l’université Friedrich Alexander d’Erlangen-Nuremberg, affirme que le « oui » de la Cour allemande est en réalité un « oui, mais ». Au-delà des cours d’arbitrage privé, la reconnaissance des compétences professionnelles et les droits du travail, deux sujets évoqués par les Wallons, posent également problème.
Rappelons qu’en Allemagne, près de 200 000 citoyens et le groupe parlementaire du parti de gauche, die Linke, ont déposé des plaintes auprès de la Cour constitutionnelle du pays, jugeant que le Ceta contrevient à la Constitution.
Opposition française ?
En France, la question de l’inconstitutionnalité du CETA est également posée. Le 21 septembre dernier, pas moins de 77 députés socialistes ont cosignés une lettre au Président François Hollande lui demandant de s’opposer à l’application « provisoire » du CETA, une démarche qu’ils estiment être l’expression d’un « mépris » total envers les « démocraties nationales ».
Ensuite, le 5 octobre, une résolution (N°3873) soutenue par 24 députés contre l’application provisoire du CETA et appelant à conditionner sa mise en œuvre à l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne sur les mécanismes ISD, a été, grâce à des manœuvres rocambolesques visant à obtenir un vote pro-CETA, rejetée.
Pourtant, dans les colonnes de Libération, le professeur Dominique Rousseau de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne ne peut que constater que le CETA viole amplement la Constitution française.
La révolte Wallonne contre le CETA est considérée en Angleterre comme de très mauvaise augure par rapport à l’avenir de ce pays post-Brexit. Liam Fox, le secrétaire d’Etat au commerce a souligné au Parlement que le Royaume-Uni a le plus grand intérêt à ratifier le CETA avant de quitter l’UE…
Conclusions
Contrairement à la rumeur, Paul Magnette n’est pas Alexis Tsipras. Alors que le Grec a fini par jeter l’éponge, le Wallon a réussi, en se battant, à retourner la table et obtenir une bonne partie de ce qu’il souhaitait. Surtout, il a donné au monde une belle leçon de courage et aux citoyens l’envie à aller au combat !
Cependant, moins optimiste que lui sur la véritable nature de l’UE et sur le destin de l’euro, nous espérons qu’il nous rejoindra bientôt pour imposer la séparation des banques et pour arrimer l’espace européen à l’Eurasie dans le cadre d’une Europe des patries et des projets alimentée par la croissance que nous offrent la politique chinoise des Nouvelles Routes de la soie.
Ainsi, si pour nous, le « nouveau CETA », est moins nocif que l’ancien, cela reste un leurre, le choix du déclin et du chômage et surtout une prison transatlantique.
Le calendrier nous indique que de nouvelles occasions se présentent pour faire couler le traité par des mobilisations politiques et citoyennes. Après tout, la France a coulé l’AMI en 1998 et le Parlement européen a liquidé le traité ACTA en 2012.
Cela peut et doit être fait de nouveau !
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