Le 29 mai 2005, une majorité « qualifiée » de français a voté NON au traité constitutionnel européen. Les français avaient gagné une bataille, mais ont fini par oublier qu’ils étaient en guerre, car l’essentiel du traité fut par la suite imposé par notre gouvernement et ratifié, sans aucun débat sur le fond, grâce à ce que Marx qualifiait de « crétinisme parlementaire ».
Chaque jour, beaucoup sont ceux qui, « soudainement », prennent conscience de la nature « impériale » du traité de Lisbonne. Pourtant, comme nous l’avons documenté ailleurs,
Ce diplomate de carrière anglais de 60 ans, ancien de la Banque d’Angleterre, s’est glissé aux commandes de la politique étrangère et militaire de l’Union Européenne en occupant, à partir de 2002, le poste de conseiller principal de Javier Solana, le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et secrétaire général à la fois du Conseil de l’Union européenne (UE) et de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Cooper se vante de rester en contact étroit avec les spindoctors et avec leur patient du 10, Downing Street, à Londres
Partant d’une réflexion sur les conséquences à long terme de la fin du système soviétique, Cooper prétend que 1989 marque « en Europe, la fin d’un système d’Etats datant de la guerre de Trente ans ». Au début de l’humanité, dit-il, l’ordre international était garanti par l’hégémonie d’une puissance, c’est-à-dire un système impérial garantissant l’ordre et la loi s’opposant aux barbares et le chaos. Jugeant les empires trop statiques, l’Europe inventa ensuite des petits Etats. La compétition entre ces Etats fut source de progrès bien que le système fut constamment menacé de voir s’installer l’hégémonie du plus fort des Etats modernes : d’abord l’Espagne, ensuite la France et enfin l’Allemagne.
Cooper fait l’impasse sur la réalité historique de la révolution que fut le traité de Westphalie de 1648 mettant fin à la guerre de Trente ans, en particulier grâce à l’action du cardinal Mazarin.
N’en déplaise Robert Cooper, « L’Ordre de Westphalie », véritable berceau de l’Europe moderne, a permis l’émergence de trois principes fondamentaux :
- L’Etat-nation devient le fondement exclusif du droit international, garantissant l’égalité devant le droit des petits Etats avec les grands, ainsi que l’intangibilité des frontières au nom d’un principe de souveraineté nationale. C’est, en droit, la fin du Might makes right (le droit du plus fort) et la fin des empires.
- Eclairé par le principe chrétien d’agapè, le pardon mutuel permet, s’il est authentique, de mettre un terme à des guerres motivées par des vengeances et le pillage devenu source de remboursement de dettes illégitimes.
- L’annulation de ces dettes, et la réorganisation du système financier international qui s’en est suivie, sont la base d’une paix durable, car fondés sur un avenir meilleur et un développement mutuel. C’est le modèle universel de tous les bons traités de paix.
Pour Cooper, tout cela est lamentable et à vrai dire, ne l’intéresse pas. Ce qui le préoccupe, ce sont les terroristes potentiels. Car à part ces « Etat-nations modernes » (Inde, Pakistan, Chine, etc.), qui restent guidés par la « raison d’Etat » version Machiavel, il s’est créé dans le monde, suite à la disparition récente des empires (français, britannique, hollandais, etc.), une vaste zone, généralement composée d’ex-colonies, où « l’Etat, en quelque sorte, a cessé d’exister dans une zone ‘prémoderne’ où l’Etat a échoué et où règne une guerre Hobbesienne de tous contre tous », et il cite alors l’Afghanistan et la Somalie en exemple. 3
Comme avant lui l’historien de droite Paul Johnson 4, Robert Cooper, dans ses premiers écrits, appelait tout simplement à la mise en place d’un nouveau système colonial, afin de garantir l’aide humanitaire et offrir un peu d’ordre au plus démunis, une vision reprise par Tony Blair dans son discours de Chicago au printemps 1999, préparant l’intervention au Kosovo.
Dans la revue mensuelle de référence Prospect d’octobre 2001, donc quelques semaines après les attentats du 11 septembre, il écrivait sous le titre « Le prochain empire », que « toutes les conditions sont réunies pour un nouvel impérialisme » car selon lui, l’Etat-nation est une invention récente et « la non-existence d’un empire est historiquement sans précédent », ce qui pose la question de la durabilité de cet état. « Il y a des raisons théoriques et pratiques pour penser que ce n’est pas le cas. »
Cooper déballe ensuite sa conception de l’« Europe ». Attention, précise-t-il, « le rêve d’un état Européen est une relique d’un autre age. Il est fondé sur l’idée que les Etat-nations sont fondamentalement dangereux et que la seule façon de mater l’anarchie des nations c’est d’imposer une hégémonie sur l’ensemble. » « Cependant, si l’Etat-nation est un problème, un super-Etat n’est certainement pas la solution… »
Heureusement, poursuit-il, l’Union européenne a pu inventer dans l’après-guerre une forme d’organisation plus perfectionnée sous la forme d’un « Etat post-moderne » : « L’Union européenne est devenue un système hautement développé d’interférence mutuelle dans les affaires domestiques des uns et des autres, jusqu’au niveau du type de bières et de saucisses. Le traité constitutionnel, qui obligera les Etats membres d’indiquer l’emplacement de leurs armes lourdes et autoriser leur inspection, soumet aux contraintes internationales des domaines qui sont au cœur même de la souveraineté.Il est important de rendre compte de quelle révolution extraordinaire il s’agit. C’est le reflet de l’age nucléaire, où pour se défendre, il fallait être prêt à se détruire. Les intérêts partagés des pays européens dans l’évitement d’une catastrophe nucléaire se sont montrés suffisants pour surmonter une logique stratégique normale de méfiance. La vulnérabilité mutuelle est devenue la transparence mutuelle ». {}
Et il précise que ce qui caractérise le monde post-moderne, c’est « la disparition de la séparation entre affaires domestiques et étrangères ; l’interférence mutuelle dans les affaires domestiques (traditionnelles) et la surveillance mutuelle ; le rejet de la force comme moyen de résoudre les conflits et la codification de règles de comportement auto-imposées ; une absence croissante de la raison d’être des frontières qui résulte aussi bien du rôle changeant de l’Etat que de l’existence des missiles, des voitures et des satellites ; la sécurité fondée sur la transparence, l’ouverture mutuelle, l’interdépendance et la vulnérabilité mutuelle. »
L’Union européenne s’avère « l’exemple le plus développé d’un Etat post-moderne », « un système d’association sur une base volontaire, plutôt qu’une subordination d’Etats à un pouvoir central » ou tout s’arrange en douceur et sans douleur…
Mais évidemment, cette merveilleuse Europe post-moderne est menacée par les « Etats modernes » et surtout par les « nations pré-modernes ».
Pour les affronter, Cooper, éduqué au Kenya, affirme sans rougir qu’il « faut s’habituer à l’idée du double standard. Entre nous, nous fonctionnons sur la base de lois et de sécurité coopérative. Mais quand nous traitons avec des Etats plus archaïques à l’extérieur du continent postmoderne de l’Europe, nous devons revenir aux méthodes plus dures de l’ère de jadis : la force, l’attaque préventive, la ruse, bref, tout ce qui est requis pour s’occuper de ceux qui vivent encore dans la guerre de ‘tous contre tous’ du XIXe siècle. »Entre nous, ajoute-t-il « nous respectons la loi. Mais quand nous agissons dans la jungle, nous devons utiliser la loi de la jungle. »
« On ne peut pas traiter Saddam Hussein comme on traite son voisin. Si on a un problème avec la France ou l’Allemagne, on négocie. Mais il y a des dirigeants avec lesquels on ne peut pas négocier. »
Puisque la surface de la Terre est couverte d’Etats pré-modernes qui menacent le beau monde post-moderne, il conclut sans transition qu’on a « besoin d’une nouvelle sorte d’impérialisme, un impérialisme acceptable pour le monde des droits de l’homme et des valeurs cosmopolites, » capable de « nous apporter l’ordre et l’organisation mais qui reste fondé sur un principe volontaire. »
Cet impérialisme peut prendre deux formes : d’abord économique, grâce au Fonds monétaire international (FMI) capable d’arrimer ces pays en déliquescence à la mondialisation ; et deuxièmement, un impérialisme « de voisinage », comme le protectorat établi par l’ONU, l’OSCE et d’autres en Bosnie et au Kosovo.
« Une UE postmoderne offre une vision d’un empire co-opératif, une liberté et sécurité commune sans la domination ethnique et l’absolutisme centralisateur dont souffrait les empires du passé, mais aussi sans l’exclusivité ethnique qui est la marque de l’Etat-nation – inapproprié dans une région sans frontières et inapplicable dans une région telle que les Balkans. Un empire co-opératif peut être le cadre politique qui convient le mieux à la substance altérée de l’Etat postmoderne. »
Dans cet empire, dit Cooper, la bureaucratie doit être l’esclave et non le maître, afin de garantir le droit et l’intérêt général. « Comme Rome, ce Commonwealth offrirait à ces citoyens quelques lois, quelques pièces de monnaie, et à l’occasion, quelques routes. »
Pragmatique, il estime que le nombre d’aventures impériales restera limité à cause de leur seul coût exorbitant : « Dans le passé, les impérialistes avaient l’habitude d’exploiter les gens ; maintenant on les paye. Comme résultat, les tentations d’impérialisme sont assez limitées. »
Pour lui, évidemment, les Etats-Unis sont encore trop un « Etat moderne » et il s’inquiète de leur domination : « le monde serait plus confortable avec une moindre concentration de pouvoir » (…) « Les tensions entre l’Europe et les Etats-Unis viennent du fait que l’Europe se réfère au droit et à la négociation multilatérale tandis que les Etats-Unis, un Etat-nation par définition, regarde le monde en termes de pouvoir ». Cependant, il est grand temps que l’Europe se dote de plus de pouvoir car « on ne peut pas rester en arrière et laisser le reste du monde aux américains. »
Visiblement habitué à parler selon son auditoire, Cooper n’hésite pas, lors de la réunion de la Commission Trilatérale de 2000, de proposer un partage des rôles entre les élites anglophiles américaines et les europhiles européens, en leur disant qu’ « en réalité, le monde a aussi bien besoin de la loi que de la puissance, de Hobbes (la puissance, i.e. les Etats-Unis) que de Grotius (le droit, i.e. les Européens)… »
La poudrière balkanique, ainsi que le terrorisme international serviront à Cooper, et aux milieux financiers qu’il représente, à imposer ce projet impérial. Dès 1998, il convainc Blair de tout mettre en œuvre pour la création d’une force militaire européenne et la création d’un pilier européen de l’Otan. Ce projet est remis sur l’agenda pour la présidence française de l’UE dès juillet 2008.
L’éclatement de la Yougoslavie fournissait une occasion idéale pour justifier une remise en cause du traité de Westphalie. En effet, qui pourrait tolérer la non-intervention face à un génocide qui a lieu contre tel ou tel minorité dans un pays voisin ? Des pays engagés dans la production d’armes de destruction de masse (Iraq, Iran) ou abritant des centres d’entraînement terroriste (Afghanistan, Syrie, etc.) fournissent d’autres prétextes. Le Times de Londres du 8 mars 2004 rapporte que Tony Blair, dans son discours de Sedgefield « avait avoué que les attentats du 11 septembre avaient ‘cristallisé ses doutes’sur la sagesse du Traité de Westphalie de 1648. »
Il est à noter que dans les mois précédant les attentats meurtriers du 11 septembre 2001, avec une prescience qui fait froid dans le dos, Cooper harcèle Blair pour entreprendre une action contre les camps d’entraînement terroriste en Afghanistan. Une fois lancé la « guerre contre le terrorisme », il est nommé comme représentant spécial britannique sur ce dossier. Le 25 octobre 2003, il affirme, dans un entretien au Telegraph, que bien que l’Europe avait échappé aux attentats jusqu’ici, que « L’Europe aura son 11 septembre ». « Vous l’arrêtez en répandant la civilisation, en créant un bon gouvernement. On doit essayer de se mettre dans la situation d’un attentat majeur – utilisant, par exemple, des armes biologiques dans une ville européenne. »
En 1998, Javier Solana, à l’époque secrétaire général de l’OTAN, lors d’un symposium sur l’actualité du Traité de Westphalie (!) a dit sans fard qu’ « humanité et démocratie sont deux principes qui ne sont pas pris en compte par l’ordre westphalien initial », en ajoutant que « le système de Westphalie avait ses limites. Parce qu’avec le principe de la souveraineté est venue la rivalité entre Etats, et non leur communauté ; l’exclusion et non l’intégration. »
En 2001, le ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer aborde également la question lors de son discours à l’Université Humboldt de Berlin, arguant que le l’ordre européen défini par Westphalie était « périmé » : « Le cœur du concept d’Europe après 1945 était et est toujours fondé sur le rejet du principe de l’équilibre des pouvoirs et des ambitions hégémoniques d’Etats individuels qui ont émergé suite à la Paix de Westphalie de 1648, un rejet qui a pris la forme d’une interférence plus grande dans les intérêts vitaux et d’un transfert de souveraineté vers des institutions européennes supranationales. »
Pour eux, l’élargissement de l’UE est, une fois de plus, conçu comme un excellent moyen supplémentaire pour imposer leur empire fondé sur « l’interférence mutuelle ».
Si Cooper tend à limiter ses déclarations publiques, sa thèse délirante pour un nouvel impérialisme libéral et contre Westphalie est devenue tellement hégémonique qu’on assiste à une véritable « Cooperisation » des esprits. C’est surtout un jeune conseiller de Blair, Mark Leonard 5, ce wonderboy qui dirige l’European Council on Foreign Relations (ECFR) de Londres qui reprends le même credo dans son « Projet pour un nouveau siècle européen », où il affirme que « l’Eurosphère » dominera le monde du XXIe siècle, grâce aux merveilleuses recettes de Cooper.
Pour sa part, Robert Cooper a obtenu le prix Orwell pour son livre « The Breaking of Nations : order and chaos in the XXIst century » [la cassure des nations : ordre et chaos au 21e siècle] dont le menu affiche clairement le plat qu’on vous servira.
Notes :
1. Karel Vereycken, “L’histoire secrète du Traité de Lisbonne”, le 21 février 2008.
2. Robert Cooper, “The new liberal imperialism”, The Observer, 7 avril 2002.
3. L’historien israélien Martin Van Creveld, partisan de la « revolution dans les affaires militaires » et le recours au mercenaires, estime, dans son livre La transformation de la guerre, que la guerre « non-Clausewitzienne » sera le type de conflit qui dominera les temps modernes.
4. Paul Johnson, “The answer to terrorism ? Colonialism”, Wall Street Journal, 9 octobre 2001.
5. Mark Leonard, 27 ans, est souvent présenté comme un des intellectuels les plus visionnaires de l’histoire de l’Angleterre. Il fut le directeur du Centre for European Reform et du Foreign Policy Centre, le think-tank de Tony Blair. Fondé sous sa direction en octobre 2007 à Londres grâce à la fortune de Georges Soros, l’European Council on Foreign Relations (ECFR) de Londres compte parmi ses membres fondateurs : Robert Cooper, Joshka Fischer, Alain Minc, Christine Ockrent et Dominique Strauss-Kahn.