Issu d’une famille ouvrière de catholiques irlandais, ancien militaire devenu cadre de Goldman Sachs avant de se révolter contre « l’élite corrompue », Stephen Bannon, en 2016 a été un des artisans de la victoire de Donald Trump dont il écrivait les discours.
Confondant des courants historiques diamétralement opposés, pour Bannon, historien amateur, Alexander Hamilton, Henry Clay, Abraham Lincoln et Andrew Jackson, incarnent la philosophie politique et économique du « Système américain ».
Alors que pour les trois premiers, c’est incontestable, le dernier a combattu ce système de toutes ses forces, notamment en refusant de prolonger en 1833 le mandat de la Banque nationale ce qui a livré le pays aux intérêts britanniques installés à Wall Street.
Malheureusement, en mars 2017, Donald Trump, en évoquant le « Modèle américain » qu’il veut défendre, a répété à plusieurs reprises l’analyse erronée de celui qui était alors son « nègre ».
Après l’avoir nommé comme Conseiller spécial à la Présidence, Trump se voit contraint, en août 2017, de démettre Bannon de sa fonction, notamment sous la pression de sa fille Ivanka Trump qui le qualifiait de « la reine des fuites ». A ses proches, Bannon racontait alors que l’intellect de Trump ne dépassait pas celui d’un enfant de 11 ans.
Aujourd’hui, bien que « viré », Bannon continue à voir en Trump l’instrument idéal pour faire triompher dans le monde entier le « nationalisme économique » qu’il promeut et surtout celui des Etats-Unis.
Invité vedette le 10 mars 2018 au Congrès du Front national à Lille où il fut applaudi à chaque phrase, Bannon, qui se prétend grand défenseur de « l’éthique judéo-chrétienne », a présenté sa vision du monde bêtement ethnocentrique et surtout darwinienne totalement à son opposée. Pour lui, il faut :
- Assurer que Trump puisse être Trump, c’est-à-dire affaiblir « l’élite corrompu » en place ;
- Faire cesser l’immigration (légale et clandestine) de masse qui menace notre identité et nos emplois ;
- Faire revenir aux Etats-Unis les troupes américaines éparpillées aux quatre coins du monde pour se concentrer sur la reconstruction des Etats-Unis ;
- Ramener l’emploi industriel aux Etats-Unis en empêchant l’émergence scientifique, technologique, économique et politique de la Chine, en cessant tout transfert de technologie avancée à un pays qui (contrairement à d’autres…) « vole » ce que nous avons de meilleur, c’est-à-dire « l’innovation ».
Voilà donc Bannon aux antithèses à ce que pensait le général De Gaulle lorsqu’il disait : « Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres ».
Dans sa croisade contre la Chine, Bannon s’est rapproché aussi bien de Michael Pillsbury, le directeur violemment anti-chinois du Centre sur la stratégie chinoise de l’Hudson Institute de Washington, que du néo-conservateur Andy Marshall, le directeur à la retraite de l’Office of Net Assessment au sein du département de la Défense des États-Unis.
A cela s’ajoute paradoxalement peut-être la figure la plus emblématique de « l’oligarchie » anglo-américaine que Bannon prétend combattre : l’ancien secrétaire d’Etat des Etats-Unis Henry Kissinger, figure fondatrice avec Zbigniew Bzrezinski de la Commission Trilatérale.
C’est le site Breitbart News, le média choc de l’alt-right développé par Bannon, avec l’argent du milliardaire Robert Mercer, qui précise que « Steve Bannon et Henry Kissinger conçoivent un projet pour sonner le tocsin à propos de la Chine ».
Pour Bannon, précise l’article,
« à part les dernières 150 ans, les 4000 ans d’histoire diplomatique de la Chine se définissent par le ’management barbare’. C’est toujours une question de soumettre les barbares et d’en faire des satrapies. Le tribut que nous payons à la Chine, c’est notre technologie - c’est ce qu’ils exigent pour qu’on puisse accéder à leur marché et cela nous a coûté 3500 milliards de dollars dans la dernière décennie. Nous leur donnons ce qui fait la base du capitalisme américain : nos innovations ».
Bannon, qui a lu tout ses livres, est fasciné par Kissinger et sa vision géopolitique classique (c’est-à-dire britannique).
Le 20 juillet 2018, c’est-à-dire au lendemain de la rencontre entre Trump et Poutine à Helsinki, lors d’un entretien avec un journaliste du très britannique Financial Times, Kissinger a rappelé à quel point il s’entendait bien avec Margaret Thatcher et continue à penser que la « relation spéciale » (c’est-à-dire privilégié) entre Londres et Washington est fondamentale.
Dans son dernier livre, intitulé World Order (2014), Kissinger revient sur ce qui le tient à cœur : « l’équilibre du pouvoir » (balance of power) qui a émergé avec la Paix de Westphalie (1648) mettant fin à la guerre de Trente ans et la politique de Metternich après le Congrès de Vienne. Ce qui garantit la paix, avance-t-il, c’est que chaque Etat-nation soit empêché d’émerger et reste dans l’impossibilité de dominer le monde.
De ce point de vue, l’alliance, de plus en plus solide, entre la Russie et la Chine, crée « un déséquilibre » et inquiète. « L’heure est excessivement grave », martèle le vieux diplomate. Digne disciple du Courtisan décrit par Baldassare Castiglione au XVIe siècle, Kissinger va donc encourager Trump de s’entendre avec Poutine tout en conseillant Xi Jinping de s’entendre plutôt avec Washington qu’avec Moscou… En clair, diviser pour régner.
En France, le Journal du Dimanche, écrit le 13 octobre,
« qu’il semble, d’après plusieurs sources diplomatiques, que Trump ait décidé de ’ne pas jeter la Russie dans les bras de la Chine’. Il s’agirait là, selon un ambassadeur d’un ’pari kissingérien à l’envers’ : l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Nixon voulait en 1972 normaliser la relation entre les Etats-Unis et la Chine pour mieux neutraliser l’URSS de l’époque. Voilà donc que Trump chercherait à ne pas se fâcher avec Moscou pour mieux contenir la Chine. Quand on sait que Kissinger s’est rendu trois fois, dont deux très discrètement, à la Maison-Blanche depuis janvier 2017 et qu’il est en contact très régulier avec John Bolton et Mike Pompeo au Département d’Etat, cette stratégie apparaît comme plus construite. »
Pour Bannon, reçu à plusieurs reprises en septembre 2017 par Kissinger à sa maison de campagne au Connecticut suite à son limogeage, l’heure d’un bras de fer avec la Chine a également sonné.
Trump a fait des bons discours très durs mais n’est pas encore passé aux actes. Tout comme à l’époque du « Comité pour le danger présent », qui dans les années 1990 militait, hors de l’administration, pour une ligne dure contre l’URSS dont il cherchait à provoquer l’effondrement, il faut aujourd’hui une vaste alliance non-formelle de forces mettant en garde contre la Chine et sa politique de Nouvelle Routes de la soie.
Kissinger le fera discrètement de son coté, Bannon, qui consacré la moitié de son temps au sujet, le fera bruyamment du sien. C’est cela qui poussera Trump à passer aux actes, espèrent-ils.



