par Agnès Farkas
« ’Ma Santé 2022’ est la loi qui répond à la crise » affirme notre ministre de la Santé ! Même si cela était vrai, aucun projet n’est tenable dans le contexte économique actuel. Tout simplement parce que l’endettement des administrations publiques est à peu près égal au PIB de la France (pratiquement 2 300 Md€) ; et ceci, malgré une honteuse mise sur les marchés de la dette de la Sécurité sociale pour rentabiliser cette dernière ou pire, s’il en est, le détournement systématique des recettes (cotisations sociales, impôts, taxes...) pour le paiement des intérêts de la dette de la France à ces marchés financiers.
Non, Madame Buzyn, ce ne sont pas les services hospitaliers qui sont mal organisés, mais la gestion économique catastrophique de la France !
Quand la santé va, tout va...
Agnès Buzyn reproche « la préoccupation uniquement salariale alors que cela dysfonctionne » du personnel hospitalier, et soutient que « les problèmes ne vont pas se régler parce que je paye davantage » [1]. D’où un dialogue de sourds entre un personnel hospitalier qui demande les justes moyens de soigner (voir le témoignage de Florence, infirmière en psychiatrie, à la fin de cet article) et un gouvernement qui fait de la rétention budgétaire. Ici, il faut aborder le sujet différemment et poser la question qui fâche : à qui profite de l’argent de la Sécurité Sociale ?
Mardi 11 juin 2019, la Commission des Comptes de la Sécurité Sociale (CCSS) avertit d’un risque de dérapage du déficit de la Sécurité sociale, alors qu’en décembre 2018, le ministère de la Santé avait annoncé, triomphant, une amélioration des comptes pour 2019, et mieux encore les années suivantes. Selon le calcul gouvernemental, le Régime général (RG) était excédentaire de 0,5 Md€ en 2018. Alors, infox ou basse manœuvre politicienne ?
Plutôt un réarrangement des données pour masquer la réalité. Car voici comment par une opération subtile on a « transvasé » une partie l’endettement de l’Etat aux caisses de la Sécurité sociale, creusant le fameux « trou de la Sécu ».
Fonds de solidarité vieillesse et CSG
Tout d’abord, un peu d’histoire. En 1956 fut institué le minimum vieillesse. Depuis 1993, le Fonds de Solidarité Vieillesse (FSV) est chargé de financer le minimum vieillesse et d’apporter une protection aux personnes âgées économiquement faibles. C’est une solidarité nationale relevant du seul impôt de l’Etat.
Mais, depuis 2019, le régime général de la Sécurité sociale a été forcé d’inclure le FSV dans ses comptes. Comme le FSV est déficitaire, l’Etat s’en défausse et le transfère aux régimes de Sécurité sociale, et du coup la dette change de mains. Joli tour de passe-passe... le trou de la sécurité sociale se creuse d’autant et la « prévision tendancielle [pour 2019] est entachée d’une forte incertitude », constate la CCSS.
Quelques chiffres (en 2018) :
Budget du FSV | 18,8 Mds€ |
Déficit du FSV | 1,8 Mds€ |
Régime général de la Sécurité Sociale | 394 Mds€ |
Source : rapport de la CCSS sur les comptes de la Sécurité Sociale, juin 2019
Cela signifie que la CSG (Contribution Sociale Généralisée), impôt exclusivement dédié à la Sécurité sociale, et qui n’était que l’une des sources de financement du FSV jusqu’en 2018, doit désormais en financer l’intégralité. Résultat : non seulement le gouvernement transfère le FSV à charge des cotisants de la Sécurité Sociale (sans diminuer l’impôt sur le revenu), mais en plus, il accroît le prélèvement imposable en augmentant la CSG (pour rappel, augmentations subites de la CSG pour les retraités de 6,6 à 8,3 % en 2018). La question à poser est : jusqu’à quand ?
La « crise des Gilets jaunes » a poussé le gouvernement à revenir partiellement sur cette mesure en exonérant de cette hausse les 3,5 millions de retraités dont le revenu est inférieur à 2 000€. Cette exonération réduit le montant total de la CSG et s’ajoute au déficit, bien entendu. Ce qui a déjà fait sourciller les institutions européennes, qui considèrent que dans sa « largesse », Emmanuel Macron a trop concédé aux Gilets jaunes.
Endettement et déficit
Lorsque Agnès Buzyn dit qu’elle n’est pas entièrement responsable de la situation, ce n’est pas excusable mais ce n’est pas entièrement faux non plus, car un mécanisme de la dette, orchestré par les marchés financiers à qui l’Etat emprunte avec des intérêts qui se sont accumulés année après année, existait bien avant son ministère. Ainsi, depuis 1979, la France a payé 1 400 Md€ d’intérêts cumulés sur sa dette (plus de 2 300 Mds€ actuellement) et, depuis plus de 20 ans, le remboursement de ces seuls intérêts absorbe chaque année plus de 40 Md€ sur le budget du pays (pour comparaison, le budget de l’éducation est en 2019 de 52 Md€). Ajoutons que cette dette est détenue à 60% par des investisseurs étrangers. Le décor est planté !
Le tableau ci-dessous présente la dette des administrations publiques au sens de Maastricht par sous-secteur en 2018 (en milliards d’euros) :
Où est donc la porte de sortie ? La première option serait un moratoire sur la dette pour sortir de la crise, relancer l’économie productive pour assurer un avenir à la France et protéger ses citoyens. Malheureusement, c’est une autre voie qui fût prise sous l’égide de l’Union européenne et de sa commission avec les critères de Maastricht comme référence. Résultat : même avec le plus beau projet de loi, Agnès Buzyn est prise dans la nasse d’une dette devenue impayable et elle ne dispose d’aucune marge de manœuvre au sein du système actuel.
Ce qui dérape, ce sont les recettes
Malgré un Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) en hausse constante – car la technicité croissante du matériel, le personnel attenant, lui même, de qualification supérieure, ainsi que l’accroissement de la population et son vieillissement exigent un apport financier supplémentaire – les moyens alloués à la santé restent très serrés. Les dépenses, notamment des hôpitaux publics, sont, chaque année, revues à la baisse (personnel, pharmacie, lits d’hôpitaux...). Or, les caisses de la Sécurité sociale se vident irrémédiablement. La cause n’est pas à chercher dans les dépenses, puisque l’Ondam est largement respecté.
Il faut plutôt regarder où en sont les recettes. Tout d’abord, la croissance du PIB en 2019 ne devrait pas dépasser 1,4 %, ce qui fera vraisemblablement baisser le nombre d’embauches – visiblement, il faudra traverser plusieurs rues pour trouver un emploi ! Moins d’embauches, cela signifie moins de salariés qui cotisent et paient la CSG. Alors que le gouvernement prévoyait une hausse de 3,5 % de la masse salariale concernée [2], la Banque de France a revu le chiffre à la baisse : seulement 2,9% pour 2019 (source : le Figaro, 11/06/2019). Une perte sèche pour les recettes de la Sécurité Sociale.
Ensuite, la Sécu paie le prix d’une politique gouvernementale centrée sur les baisses d’impôts et de cotisations sociales. Le Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU), la fameuse « flat-tax » mise en place par Emmanuel Macron, plafonne en effet la taxation des revenus du capital, les préservant de toute hausse de la CSG. Un manque total à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale de 2,7Md€ en 2019 [3].
Toutefois, cette politique d’exonération fiscale n’a rien de nouveau puisqu’elle a débuté sous Jacques Chirac. C’est un échec patent qui, depuis 20 ans, a provoqué une décélération de la croissance et de l’emploi tout en plombant les ressources financières de la Santé publique.
Le paradis n’est pas fiscal
Bien évidemment, dans le meilleur des mondes des marchés financiers, il existe toujours une « solution ». En 1996, toujours sous le gouvernement Chirac, la Sécurité sociale est pourvue d’une Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades) qui gère le remboursement de la dette et possède sa propre salle de marchés, dans l’espoir de lever des financements. On peut ainsi lire sur le site internet de la Cades :
la stratégie de financement de la CADES doit permettre d’assurer un accès constant à la liquidité dans les meilleures conditions de coût possibles. Le financement se fait prioritairement par l’émission de titres sur les marché de capitaux. La stratégie repose ainsi sur le positionnement de la signature de la CADES et sur la diversification optimale des sources de financement. L’élargissement de sa mission a renforcé la CADES dans sa position d’émetteur de référence international(sur le site de la CADES).
Peine perdue ! La Cades aurait du éponger les « dettes » (le fameux « trou » sans cesse réorganisé) en 2009 et donner son congé mais, elle va devoir poursuivre sa mission jusqu’en 2024 car la dette sociale, comme nous l’avons vu, ne cesse de progresser. C’est alors que la Cades, en janvier 2017, a mandaté des banques comme « chefs de file » pour diriger sa levée de fonds – Citi, Natixis, Crédit Agricole CIB, Société Générale CIB... Aujourd’hui, la Cades est une « valeur sûre » appréciée des investisseurs internationaux. Ou, pour le dire plus crûment, l’argent des cotisations est devenu un instrument de spéculation :
Extrait du site gouvernemental : La CADES émet des emprunts sur les marchés internationaux de capitaux en recherchant un financement au meilleur taux. Cette activité d’emprunt est garantie par les ressources perçues par la Caisse : il s’agit essentiellement de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), qui a été créée exclusivement pour la CADES, et d’une partie de la contribution sociale généralisée (CSG). Ces ressources, auxquelles s’ajoutent pour une moindre part un petit pourcentage du prélèvement social sur les revenus du capital ainsi qu’une somme versée par le Fonds de réserve des retraites, assoient la légitimité de la Caisse d’amortissement en garantissant sa solvabilité.
Mais dans la loi de la jungle des paradis fiscaux, le moindre fléchissement des caisses de la Sécurité sociale peut être « mal interprété » par les marchés internationaux et, pour éviter une surchauffe, les cotisations servent de plus en plus à rembourser « les prêteurs » et de moins en moins les prestations médicales. Un système social et solidaire qui se noie dans la marée spéculative.
Pour conclure
« Si nous ne sauvons pas la santé publique, la Sécurité sociale et l’hôpital public “par le haut”, c’est toute notre société qui se disloquera et avec elle, tout sens de solidarité et de progrès, dans une forme de rapports sociaux qu’il faut bien appeler une « culture de la mort ».
La mise en garde que je fais ici n’a rien d’excessive : la santé, comme le travail, n’est pas une marchandise. » Extrait du projet pour la présidentielle 2017 de Jacques Cheminade
Les conséquences concrètes du manque de moyens : témoignage d’une infirmière en psychiatrie
Florence, infirmière dans un Centre Médico-Psychologique en Ile de France témoigne de son quotidien. Propos recueillis par Agnès Farkas.
[1] sur RTL le 11 juin 2019
[2] celle soumise aux cotisations sociales
[3] source : Romaric Godin, 11 juin 2019, Mediapart