Le rachat de neuf cliniques en Lorraine, Champagne-Ardennes, Ile-de-France et Gers, par Vitalia, un groupe contrôlé par Blackstone, l’un des plus gros fonds d’investissement américains, a réveillé les craintes des professionnels de la santé sur une possible mainmise des financiers sur ce secteur d’excellence en France.
Ces fonds sont en effet connus dans le milieu comme des « démanteleurs d’entreprises, professionnels et brutaux », comme le déclare celui qui est en passe de quitter la présidence de la Générale de santé, David Bour, accusé par ses nouveaux dirigeants de vouloir mener une politique d’expansion trop ambitieuse... Les conséquences de l’arrivée des fonds spéculatifs sur les hôpitaux américains devraient permettre aux Français de se faire une idée de la qualité des soins qui seront desservis à une « clientèle » fragilisée économiquement. Le but recherché est la prise de contrôle des secteurs rentables de la santé. Les autres secteurs (trop peu attractifs) resteront à la charge de l’Etat, ou seront impitoyablement démantelés.
Le déferlement de ces fonds spéculatifs n’aura pas que des conséquences économiques sur notre pays. A la tête de Blackstone, le fonds qui contrôle Vitalia, on trouve le banquier d’affaires Peter G. Peterson, qui a débuté sa carrière comme secrétaire au Commerce de l’administration Nixon (1972-73), à l’époque où George Schulz était lui-même secrétaire au Trésor. Peterson fut l’un des premiers, avec George Schulz, à tirer les conséquences économiques du vieillissement démographique pour les retraites.
Augusto Pinochet fut l’un de leurs principaux interlocuteurs dans la mise en place d’une privatisation des retraites qui a privé de toute pension la plupart des Chiliens aux revenus modestes. Dès le début des années 80, on le retrouve aussi dans la galaxie de Kissinger Associates fondée par l’ancien secrétaire d’Etat américain, Henry Kissinger, comme un bureau de renseignement privé. Peterson est partisan d’une réduction des déficits publics, par l’abandon de l’indexation sur les salaires des prestations de la Sécurité sociale, au profit d’une indexation sur le taux d’inflation et de l’instauration d’une épargne obligatoire, d’une rationalisation des dépenses médicales et d’un relèvement du paiement à l’acte par le patient. Peterson écrit aussi régulièrement dans la revue Foreign Affairs du Conseil des relations étrangères à New York.
Sur les marchés, Blackstone est le n°1 mondial des « achats à effet de levier » (en anglais LBO, leveraged buyout), à hauteur de 41 362 milliards de dollars. Pour accaparer des pans entiers de la santé comme ils l’ont fait dans le secteur de l’entreprise, ils ont joué, jusqu’à ce jour, sur la faiblesse des taux d’intérêt en recourant à un endettement systématique. La technique la plus utilisée est celle du LBO : un investisseur avance une somme modique (1/3 du prix au plus) et finance le reste par un emprunt auprès d’une banque. C’est à l’entreprise achetée de rembourser la dette contractée en diminuant ses charges salariales, immobilières et matérielles ; autrement dit, en virant ses employés, en vendant ses murs, en supprimant une bonne part de sa maintenance (Voir ici). « Nous pouvons aujourd’hui racheter des entreprises de taille importante... et pourquoi pas des entreprises du CAC 4O », argue Lionel Assant, responsable des activités françaises du fonds américain Blackstone. Le marché du Private equity est passé en France de 1 milliard d’euros par an à plus de 8 milliards en 10 ans. Sur l’ensemble, la part de LBO a augmenté de 50 à 80 % (Ernst & Young, Association française des investisseurs en capitaux). Rappelons qu’Euronext vient de fusionner avec le New York Stock Exchange début 2007. Les loups sont donc entrés dans Paris.
Le système de protection français
Mais, l’entrée de capitaux étrangers dans ce secteur ne pourra battre son plein qu’à condition que l’Etat français accepte une modification radicale de la législation actuelle. Pour cela, il faut remettre en cause la loi du 31 décembre 1990 sur les sociétés d’exercice libéral. Par exemple, le capital social d’une société d’exercice libéral (SEL) exploitant un laboratoire d’analyses médicales doit être détenu pour plus de 50 % par des professionnels exerçant au sein de la société. De plus, l’article 11 du décret du 17 juin 1992 interdit l’entrée dans le capital à plus de 25 %, de personnes extérieures aux professions de santé et l’article 10 du même décret interdit à des personnes physiques et morales de détenir des participations dans plus de deux SEL (Le quotidien du médecin, 20 février 2007).
La France a fait jusqu’à ce jour figure d’exception en Europe puisque la plupart des pays de l’Union n’ont pas de réglementation limitant la participation de capitaux extérieurs à la profession. L’exercice de la liberté d’établissement (art. 43 du traité de Rome) n’est pas encore pleinement entré en vigueur en France.
C’est pour casser ces protections que le 11 janvier 2005, une plainte a été déposée devant la Commission de Bruxelles, demandant à la France de justifier l’interdiction faite à des personnes extérieures aux professions de santé de détenir plus de 25 % des capitaux d’une SEL et le fait que les associés ne puissent participer à plus de deux sociétés de ce type. Le 5 avril 2006, la Commission européenne a mis la France en demeure de justifier l’application de la réglementation et de la législation protectionniste sur divers secteurs de la santé, notamment les laboratoires d’analyse médicale. Les plaignants sont les grands groupes financiers internationaux. Tout en brisant les lois éthiques et professionnelles, ceux-ci visent à prendre le contrôle des entreprises de santé dans une logique uniquement comptable et financière, au détriment des usagers.
Inquiet, l’Ordre des médecins français a écrit au ministre de la Santé, Xavier Bertrand, l’avertissant du danger à modifier la législation actuelle. Les professionnels dénoncent une volonté de prise en main de pans entiers de la santé par des fonds spéculatifs : spécialités à plateaux techniques, laboratoires médicaux, cliniques, pharmacies... Si la position de Bruxelles est entérinée par le gouvernement, ceci « mettrait toutes les structures libérales de soins à la merci de groupes financiers et sonnerait le glas de la médecine libérale » (Le quotidien du médecin).
Les prédateurs
Parmi les charognards financiers à l’affût, on trouve Unilabs, Labco, KKR, Blackstone, la Générale de santé. L’exemple de cette dernière montre à quel point les structures de soins privées sont devenues la proie des financiers et deviennent elles-mêmes, à leur tour, prédateurs. La Générale de santé représente aujourd’hui 16 % des hôpitaux et cliniques privées dans le pays, et 9 % de l’ensemble des hôpitaux et cliniques (publiques et privées). En août dernier, le fonds d’investissement basé aux îles Caïman, Amber Master Fund, a acquis 20 % du capital du groupe français de cliniques. Début mars, le financier italien Antonino Ligresti, soutenu par Mediobanca, augmentait son capital de 25 à 60 % et annonçait une OPA sur l’ensemble du capital. Parmi les actionnaires de la Générale de santé, Cinven, ABN Amro Holding NV, le groupe de la Caisse d’Epargne en France, la Caisse des Dépôts et Consignations, Generali assurances, Vivendi, tous ayant des fonds d’investissement particulièrement actifs.
C’est certain, pour faire de réels bénéfices rien ne vaut la privatisation, si l’on en juge par les propos d’ouverture du site officiel de la Générale de santé : « L’hospitalisation publique connaît de réelles difficultés et voit sa capacité de soin diminuer. Des listes d’attente commencent à se constituer dans certaines spécialités médicales. La nécessité d’un pôle fort et structurant au sein de l’hospitalisation française est donc une opportunité réelle pour la Générale de santé. En outre, la question du coût du système de santé public aboutira nécessairement, à moyen terme, à ce que les tâches de plus en plus nombreuses soient confiées au secteur privé hospitalier. En effet, à qualité et à complexité de traitement égal, celui-ci représente des coûts notoirement inférieurs, selon l’Assurance maladie elle-même. Dans ce contexte, Générale de santé est évidemment l’acteur le mieux placé pour assurer des missions correspondant à un vrai besoin de la population ».
Face à cette situation, ce n’est pas un Nicolas Sarkozy qui déclarait le 21 février 2007 au Parisien : « Notre idée, c’est que les premiers euros de soins de santé de l’année ne seront pas remboursés. Combien ? 15 euros ? 25 euros ? On verra. », ni un François Bayrou dont le programme se limite à une cure d’austérité pour payer la dette en trois ans, qui organiseront la protection de notre système de santé. Jacques Cheminade, candidat à l’élection présidentielle interdit de parrainages par le « système », proclame au contraire, dans son Projet présidentiel, le rôle de l’Etat comme « garant » de la santé. « Il doit rejeter une "nouvelle gouvernance de la santé", en empêchant que les lobbies de la mondialisation financière n’accaparent un secteur économique jusque-là contrôlé par la puissance publique. Cela signifie que les établissements de santé ne soient pas engagés dans une logique financière incompatible avec l’intérêt collectif. Pour exprimer concrètement cet engagement, je ferai supprimer le forfait de 18 euros sur les actes médicaux lourds, qui met à la charge du patient ce qui a été détourné par l’Etat, ainsi que la contribution d’1 euro aggravant les coûts pour les malades et touchant davantage les pauvres. A titre de comparaison, ces 18 et 1 euros représentent une entrée annuelle d’environ 200 millions d’euros pour la sécurité sociale, alors que l’Etat, pour pouvoir exonérer de charges sociales les bas salaires, lui en vole 20,1 milliards ! »