Par Christine Bierre
Paris, le 22 septembre (Nouvelle Solidarité)—Alors que les faillites des banques, des hedge funds et des compagnies d’assurances s’enchaînent et que le Titanic Wall Street coule avec les épaves d’autres établissements financiers, tous engloutis par les vagues de la crise, hommes politiques et responsables de tout niveau commencent à chercher les canots de sauvetage pour une sortie de crise.
Malheureusement, en dehors des solutions que nous formulons depuis longtemps dans ces pages, seules les propositions visant à utiliser le potentiel de la Banque européenne d’investissement (BEI) pour faire face aux faillites, au chômage de masse et à la baisse du pouvoir d’achat provoqués par le krach, nous paraissent intéressantes à creuser.
Le sommet de Nice des ministres de l’Economie et des Finances de l’Union européenne, les 12 et 13 septembre derniers, a effectivement demandé à la BEI de soutenir l’économie en accroissant ses crédits aux PME de 15 milliards d’euros pour la période 2008/2009, dans le contexte d’une enveloppe totale de 30 milliards d’ici 2011. Avant le sommet, ce sont Giulio Tremonti, le ministre de l’Economie et des Finances italien, et l’ancien Premier ministre français, Michel Rocard, qui ont tous deux plaidé pour cette solution. Comme LaRouche et Cheminade, ils inscrivent leurs propositions dans le contexte d’un Nouveau Bretton Woods devant remplacer l’actuel casino financier. Au même sommet, sur proposition de Tremonti, un groupe d’étude a été créé pour déterminer dans quelles conditions la BEI pourrait être transformée en « fonds souverain ».
Le but de cet article est de déterminer quel rôle peut jouer la BEI dans une sortie de crise et quelles sont actuellement ses limites. Clairement, les statuts de la BEI font de cette institution un instrument particulièrement intéressant qui pourra jouer un rôle majeur, à condition de bien comprendre le type de crise dans laquelle nous sommes et l’action globale qui devra être menée par les pouvoirs publics, dont la BEI ne serait qu’un des éléments.
L’aspect le plus problématique de l’action entreprise par les ministres réunis à Nice est que la plupart ne réalisent pas encore les dimensions planétaires de cette crise. Il s’agit bel et bien d’une crise globale de l’ensemble du système monétaire international fondé sur le dollar. La conséquence de cette crise, si nous n’agissons pas au niveau adéquat, ne sera pas limitée à une « récession », comme ils le pensent. Nous devrons faire face à une « dépression », qui, du fait de la globalité du problème, pourrait plonger l’humanité dans un nouvel âge de ténèbres comparable à celui provoqué par la banqueroute des Bardi et de Peruzzi au XIVe siècle en Europe.
De ce point de vue, que peuvent apporter à des PME et aux économies européennes, 30 milliards d’euros de crédits nouveaux, dans un contexte économique cataclysmique où les indices du pétrole, de l’or et des bourses, jouent au yoyo, oscillant entre des chutes vertigineuses et des montées acrobatiques de 12%en un jour ?
Pour avoir un impact, l’action de la BEI devra se situer dans le contexte d’une réorganisation du système monétaire international. De par ses statuts, la banque pourrait jouer un rôle semblable à celui de la Reconstruction Finance Corporation (RFC) dans le New Deal de Franklin Delano Roosevelt. En effet, dans le contexte d’une vaste mise en règlement judiciaire du secteur bancaire américain imposée par Roosevelt, c’est elle qui fut à l’origine de la plupart des crédits aux grands projets d’infrastructures (dont les grands barrages hydroélectriques aux quatre coins des Etats-Unis) qui permirent le redécollage de la production et de l’emploi lors de la Grande Dépression.
Atouts et limites de la BEI
Créée en 1958, au tout début de la Communauté européenne, l’atout principal de la BEI réside dans sa nature de banque publique au service du développement économique des pays de l’Union européenne, et dans sa mission. En font partie, les pays membres de l’Union européenne, et son conseil des gouverneurs est composé des ministres de l’Economie et des Finances des pays membres. Dans cet ordre de libéralisme sauvage qui nous a conduit à cette crise, où les pouvoirs politiques ont été évincés du domaine monétaire par une autorité financière supranationale et indépendante des pouvoirs publics (la BCE), une institution bancaire publique comme la BEI, sous contrôle de gouvernements ayant des comptes à rendre à leurs électeurs, peut représenter un atout considérable.
De par sa mission, définie par l’article 267 du Traité de Rome (TICE*) comme étant « de contribuer, en faisant appel aux marchés des capitaux et à ses ressources propres, au développement équilibré » de la Communauté « par l’octroi de prêts et de garanties, sans poursuivre de but lucratif », la BEI est clairement au cœur de nos préoccupations actuelles. L’article 87 (alinéas 2 et 3) du TICE accorde des pouvoirs encore plus spécifiques à la BEI pour agir en temps de crise, en notant que sont compatibles avec le marché commun, « les aides destinées à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles ou par d’autres événements extraordinaires ».
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Dans cette crise d’une ampleur sans précédent, il faudrait qu’elle puisse être génératrice de crédits très étendus et à très bas taux d’intérêt. Après la guerre, dans la foulée du plan Marshall et dans le contexte de l’ordre monétaire du Bretton Woods, les Etats, via leurs banques nationales, étaient habilités à émettre du crédit, à long terme et faible taux d’intérêt, pour les besoins d’équipement de la nation. Il faut pouvoir reproduire, via la BEI, les conditions de ce « crédit productif public ».
Et c’est là qu’apparaissent brutalement les limites imposées par les statuts de la BEI, ainsi que par le Traité sur l’union européenne, dit Traité de Maastricht, a plusieurs titres : 1) les montants prêtés par la BEI annuellement sont beaucoup trop petits pour faire face à une crise de l’ampleur de celle que nous vivons ; 2) elle prête aux conditions du marché, beaucoup trop chères pour les grands ou moins grands projets ; 3) bien que les statuts de la banque lui permettraient éventuellement de contourner ces deux problèmes, les critères de déficit et d’endettement du Traité de Maastricht, ainsi que la philosophie ultralibérale sous-jacente à ce Traité représentent le principal obstacle à toute action puissante de cette institution.
Les prêts accordés se situent actuellement aux alentours de 50 milliards par an. Mais ses statuts permettent à la BEI d’accroitre ces montants. Le capital de la banque, actuellement de 168,8 milliards d’euros, provient des souscriptions des Etats membres, au pro rata de leurs capacités économiques relatives. Ses possibilités maximales de prêts, cependant, n’ont pas encore été atteintes. En effet, ses statuts spécifient que le « total des prêts et des garanties accordés par la Banque ne doit pas excéder 250% du montant du capital souscrit », c’est-à-dire plus de 400 milliards d’euros, ce qui correspondrait davantage aux besoins réels. En outre, une augmentation du capital peut être décidée par les instances dirigeantes de la Banque.
Si ces limites pourraient être contournées, un second problème plus grave se pose : les législateurs ont été très spécifiques concernant l’origine des fonds utilisés : la banque doit faire « appel aux marchés des capitaux et à ses ressources propres ». Or, ce sont les taux d’intérêts pratiqués par les marchés, qui vont sans doute s’accroître massivement en cette période de contraction de crédit, qui empêcheront cette institution de jouer son rôle. Rappelons que c’est le coût trop élevé des crédits « aux taux du marché » qui a empêché la mise en œuvre du Livre blanc des infrastructures du plan Delors.
Bien que ses statuts interdisent à la Banque d’accorder des réductions de taux d’intérêt, c’est-à-dire des « taux bonifiés » par l’Etat qui ont été à l’origine du succès de la période de Trente Glorieuses, l’article 9 (alinéa 2) permettrait de contourner cet interdit, car il est dit que « si, compte tenu du caractère spécifique du projet à financer, une réduction du taux d’intérêt paraît indiquée, I’État membre intéressé ou une tierce instance peut accorder des bonifications d’intérêt dans la mesure où leur octroi est compatible avec les règles fixées à l’article 87 du Traité », en défense d’une concurrence non faussée.
Autre possibilité intéressante, mais fort limitée, l’article 6 donne la possibilité aux Etats membres d’accorder « à la Banque des prêts spéciaux productifs d’intérêt », lorsque celle-ci n’est « pas en mesure de se procurer les ressources nécessaires sur les marchés des capitaux à des conditions convenables, compte tenu de la nature et de l’objet des projets à financer ». Ceux-ci ne doivent pas excéder, cependant, 400 millions d’unités de compte au total et 100 millions par an.
Dernier obstacle, encore plus fondamental que les autres, les critères de déficit et d’endettement imposés par le Traité de Maastricht, exigeant que ceux-ci ne dépassent respectivement 3% et 60% du PIB. En effet, dans les dispositions relatives à la BEI provenant du TICE, l’article 104 (alinéa 9) du-dit traité enjoint aux Etats de se conformer aux critères de Maastricht sous peine des sanctions. Notamment « si un État membre persiste à ne pas donner suite aux recommandations du Conseil, celui-ci peut décider de mettre l’État membre concerné en demeure de prendre, dans un délai déterminé, des mesures visant à la réduction du déficit jugée nécessaire par le Conseil pour remédier à la situation. (…) Aussi longtemps qu’un État membre ne se conforme pas à une décision prise en vertu du paragraphe 9, le Conseil peut décider d’appliquer ou, le cas échéant, d’intensifier une ou plusieurs des mesures suivantes (…) - inviter la Banque européenne d’investissement à revoir sa politique de prêts à l’égard de l’État membre concerné ». En gros, les pays qui sont ou pourraient être « hors des clous » de Maastricht, dans la période à venir (c’est-à-dire presque tous), pourraient se voir refuser l’accès aux crédits de la BEI !
Or, sans creuser les déficits, non pour renflouer les acteurs financiers privés corrompus nous ayant conduit à la situation actuelle, mais pour rétablir la production, le plein emploi et le pouvoir d’achat, on ne pourra pas faire face à la crise. Il faudra donc faire sauter le verrou des Traités de l’Union européenne (Maastricht, Amsterdam, Nice, Lisbonne...) et établir un nouveau système de Bretton Woods, proche de celui qui a donné les Trente glorieuses de l’après guerre où, par delà l’emprunt ou l’impôt, les Etats finançaient les besoins d’équipement de la nation grâce au « crédit productif public ».
Pour creuser le sujet : Le portail du protectionnisme
* TICE (Traité instituant la Communauté européenne)