Le quotidien Moscow News du 24 février a publié un commentaire personnel de l’ancien Premier ministre russe Evgueni Primakov, qui estime que la véritable « percée » obtenue lors des entretiens à Six sur la Corée est le fait que les Etats-Unis ont abandonné leur politique de « changement de régime » vis-à-vis de Pyongyang. En fin de compte, écrit-il, « les Etats-Unis ont regardé la réalité en face et ont commencé à abandonner leur ligne "unipolaire" ». Dans cette optique, il pense que « ce ne serait pas une mauvaise idée » que les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et l’Union européenne forment un groupe pour s’occuper de la crise iranienne, qui pourrait engager des négociations parallèlement aux entretiens bilatéraux américano-iraniens. Rappelons que Primakov a été le premier à proposer le concept de Triangle stratégique Russie-Chine-Inde.
Actuellement conseiller en politique étrangère du président Vladimir Poutine, Primakov souligne que les entretiens sur la Corée du Nord se sont poursuivis en dépit de l’hostilité avec laquelle certains occidentaux ont accueilli le discours prononcé par le président russe à Munich (réunion de la Wehrkunde) le mois dernier. Bien qu’il reste beaucoup de problèmes à résoudre en ce qui concerne la problématique nucléaire de la Corée du Nord, Primakov voit dans la réunion de Pékin « un franc succès, qui ne peut se limiter à la question des armes nucléaires nord-coréennes ». Il est convaincu que la percée survenue à Pékin a une portée plus vaste.
Le monde se trouve face à des défis « qui ne peuvent être contrés par des efforts unilatéraux américains, aussi puissants soient-ils. Seules des actions multilatérales visant à créer un ordre mondial multipolaire nous amèneront la victoire. » En témoignent les entretiens de Pékin. Au début, « Washington n’avait pas caché son désir de changer le régime de Pyongyang (...) et semblait penser que les autres parties (...) en présence adopteraient la même ligne, ce qui ne s’est pas produit pour une raison évidente : elles s’opposent fortement au changement de régime et au chaos dans la RDCN, craignant un exode massive de réfugiés nord-coréens. »
L’ancien Premier ministre russe estime que le discours de Poutine à la réunion de Munich « a montré qu’il ne faut pas sous-estimer la Russie en tant que puissance mondiale ». La leçon apprise lors des entretiens à Six devra maintenant être appliquée à l’Iran, estime Primakov. Seules des négociations et non la force, écrit-il, peuvent empêcher la prolifération nucléaire. Il s’agit « de coopérer au niveau multilatéral, de chercher ensemble des solutions, plutôt que de bâtir des coalitions en vue de légitimer l’utilisation de la force ».
A deux reprises fin février, le chef de la diplomatie russe, Serguei Lavrov, s’est dit préoccupé par les déclarations menaçantes du vice-président américain Dick Cheney. « Je m’inquiète du fait que les prévisions et prédictions d’une attaque militaire contre l’Iran soient devenues fréquentes », dit-il le 26 février, lors d’une réunion du président de la Fédération de Russie avec les membres du gouvernement fédéral. Le « vice-président américain a soulevé cette éventualité dans de récentes déclarations ».
Deux jours plus tard, devant l’Institut public moscovite de relations internationales (MGIMO), Lavrov déclara qu’il fallait « tout mettre en oeuvre pour empêcher que la guerre n’éclate et nous nous y efforçons à l’heure actuelle. Jusqu’à présent, ni Téhéran ni Washington n’ont donné de réponse assez efficace. Nous ne pouvons passer sous silence des déclarations de hauts responsables du gouvernement américain, notamment celles du vice-président Dick Cheney, selon lesquelles tous les scénarios peuvent être envisagés, y compris l’utilisation de la force [armée]. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour l’éviter. »
Dans un commentaire publié dans le Washington Post du 25 février, Lavrov a abordé directement le thème des relations russo-américaines. Il a notamment réfuté l’idée que le discours de Poutine devant la Wehrkunde puisse être considéré comme une « rhétorique anti-américaine, visant à lancer une nouvelle Guerre froide ». Si vous le lisez en entier, écrit-il, « vous verrez que Poutine n’a ni attaqué les Etats-Unis, ni proposé que la Russie forme un contre-poids à l’unilatéralisme américain. Il a appelé à un monde ayant de multiples centres d’influence, où des intérêts divers oeuvrent de façon multilatérale, afin de créer un dénominateur commun vis-à-vis des problèmes planétaires. Le récent Accord à Six sur le programme nucléaire de la Corée du Nord démontre que cette approche pragmatique peut fonctionner. »
Le chef de la diplomatie a expliqué aux Américains : « Lorsque les Russes se débattaient avec le chaos et les faiblesses des premières années post-soviétiques, certains ont pu penser que notre voix ne se ferait plus jamais entendre sur la scène mondiale. Mais c’est une Russie plus forte, plus énergique, qui émerge des ruines des années 1990. (....) La Russie veut travailler aux côtés des Etats-Unis sur une base d’égal à égal et de respect mutuel. Une nouvelle Guerre froide ? Sûrement pas. Un monde démocratique, où une Russie forte peut coexister avec une Amérique forte, et une Europe, une Chine, une Inde, un Brésil forts, et d’autres encore (...) voilà la vision de Vladimir Poutine - cela vaut la peine de la prendre sérieusement en compte. »