« - Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il donc ici un château ?
- Mais oui, dit le jeune homme lentement, et quelques-uns des paysans hochèrent la tête, c’est le château de M. le Comte Westwest.
- Il faut donc une autorisation pour pouvoir passer la nuit ? demanda K. comme s’il cherchait à se convaincre qu’il n’avait pas rêvé ce qu’on lui avait dit.
- Il faut une autorisation, lui fut-il répondu, et le jeune homme, étendant le bras, demanda comme pour railler K., à l’aubergiste et aux clients :
- A moins qu’on ne puisse s’en passer ? »Le château, Franz Kafka
Fichage informatique et Etat policier
Dans l’univers de Kafka, rien ne se fait, rien ne se dit sans que le pouvoir occulte et bureaucratique qui est installé au château ne l’ait déterminé. Le contrôle du village qui jouxte le château est total et M. K qui y est entré doit se plier aux lois dictées par le pouvoir sous peine de sanction et d’éviction. Le 11 juin 1914, dans l’esquisse du Château, Kafka décrit une société soumise à un régime totalitaire. Une société que l’on contrôle et qui se contrôle. Aujourd’hui, nous entrons dans ce type de société avec la mise en place de fichiers de données biométriques centralisés. Historiquement, c’est toujours dans le contexte de changements brutaux de régimes et d’une prise de pouvoir par une oligarchie financière que l’on a effectué un suivi et un fichage de la population. En 1789, les passeports servaient à contrôler les opposants royalistes, en 1940, la carte d’identité anthropométrique sous Vichy, les communistes terroristes puis les juifs. De la même manière, actuellement, sous couvert de cibler les terroristes, les délinquants ou les flux d’immigration, c’est surtout l’opposition au système qui est mise sous contrôle et repérable à merci grâce à la création de fichiers biométriques informatisés.
Dans un avenir proche, chaque individu de cette planète devra posséder un passeport électronique où seront rassemblées les données biométriques (empreinte digitale, signature de l’iris et/ou numérisation de la face) ; le fichage par ADN ne serait réservé, pour l’instant, aux seuls délinquants et grands criminels. Les données seront rassemblées dans divers fichiers séparés, mais elles peuvent être réunies dans un fichier central à la demande d’organismes publics ou privés. Suivant les accords présents et à venir entre les Etats possédant ces données, celles-ci deviennent alors accessibles à divers organismes nationaux ou internationaux.
En 1990, sous George Bush père, les Etats-Unis avaient démarré une opération pilote dans quatorze Etats organisant le fichage des détenus et des criminels de droit commun à partir de l’ADN. En 1998, tous les Etats américains ont adopté la base de donnée informatisée, et selon le FBI, elle centralise à ce jour le profil ADN de 3,4 millions d’individus. Le prétexte était une surveillance accrue des criminels violents afin de faire chuter le taux de criminalité. Paradoxalement, il s’avère, bien au contraire, que celui-ci est allé en s’amplifiant jusqu’à aujourd’hui. Le but n’est peut-être pas seulement de juguler la montée de la violence. Parallèlement, la Grande-Bretagne a lancé le même plan et est en possession d’un fichier de 3 millions d’individus en 2006, ce qui la met en première position pour le pourcentage de la population entré dans la base de données, soit 5 %.
Après réflexion, le généticien Alec Jeffreys, qui a été l’initiateur de la technique d’identification par ADN, se montre inquiet de ce qui résulte de son initiative : certains groupes économiques, sociaux ou ethniques seraient plus ciblés que d’autres (Libération du 17 janvier 2006). Il a sans doute pris conscience des tenants et aboutissants de son « invention » et de la réalité d’un monde de flicage qui s’en est emparé.
Mais revenons trente ans en arrière
Le Monde du 21 mars 1974 révèle la mise en place du projet Safari (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus). A l’époque, les services de Jacques Chirac, ministre de l’Intérieur, veulent interconnecter sous un « identifiant unique » les données de cent millions de fiches réparties dans quatre cents fichiers français. La triste mémoire du fichier centralisé du régime de Vichy et de la Collaboration menant au fichage des juifs et des opposants politiques empêche le projet d’aboutir ; les anciens résistants et gaullistes sont encore bien présents sur la scène politique. Le gouvernement créa alors une « Commission Informatique et Liberté » qui se concrétisera en une loi et la naissance de la CNIL en 1978. La CNIL avait pour mission la surveillance des fichiers informatisés pour empêcher toute dérive et utilisation de ces fichiers à des buts discriminatoires sur des personnes civiles ou morales. Elle avait donc été créée pour protéger le citoyen.
Le 15 juillet 2004, le gouvernement, soutenu par la CNIL, veut faire adopter un projet de refonte des lois relatives à l’informatique, notamment sur les fichiers touchant à la sécurité publique, à la défense ou à la sûreté de l’Etat selon la directive européenne de 1995. Le projet est de libéraliser la création des fichiers sur l’ensemble de la population et d’exonérer l’Etat de toute sanction « s’il était pris en flagrant délit ». Il vise aussi à protéger les fichiers policiers et les couvre alors que certains sont déjà hors la loi. Alex Türk, sénateur divers droite du Nord et président de la CNIL depuis février 2004, propose aussi « la légalisation de fichiers suspects » créés par des sociétés privées. Alex Türk a reçu une nomination aux Big Brother Awards car il demande également l’interconnexion des fichiers de « suspects » STIC (police) et JUDEX (gendarmerie) malgré leur illégalité selon les directives dictées par la CNIL de 1978. Précisons, pour ceux qui auraient un doute, qu’on passe de la protection du citoyen à la surveillance de celui-ci pour garantir la protection d’intérêts privés.
Depuis la France a déjà mis en place plusieurs bases de données comme le Fichier national automatisé d’empreintes génétiques (FNAEG) qui en contient déjà 255 000 : des profils nominatifs de condamnés (105 000) et de mise en cause (150 000) ou en cours de mise en place comme le projet INES (Identité nationale électronique sécurisée) qui deviendra la prochaine carte d’identité et le passeport électronique. Ce projet prévoit la création de deux fichiers nationaux séparés : le premier fichera les empreintes digitales, et le second, l’image faciale numérisée. A terme, quoiqu’en disent les autorités qui prétendent ne pas unir les fichiers sauf pour des exceptions, le regroupement se devra avoir lieu avec l’ajout du NIR (ou numéro de sécurité sociale) et le fichier médical partagé.
La FNAEG a été créée en 2000 pour répertorier les délinquants sexuels. En juin 2001, Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur, étend le fichier aux crimes graves, homicides volontaires, actes terroristes et attaque à main armée. Le 19 mars 2003, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, met en place la loi sur la sécurité intérieure qui élargit le fichage automatique d’empreintes génétiques à tous les délinquants y compris les suspects mis en garde-à-vue pour 24 heures.
L’affaire du militant anti-OGM est révélatrice de la dérive d’un tel système. Mis en garde à vue suite à l’arrachage de plans transgéniques, celui-ci refuse le prélèvement d’ADN demandé par la police. Lors de l’audience au tribunal, la procureure lui rétorque : « J’ai lu tout comme vous George Orwell, « Big brother is watching you », mais ici il s’agit de la nécessité d’appliquer une loi. [...] Je veux bien imaginer que vous n’êtes pas un criminel, mais je ne peux pas opérer un distinguo entre le criminel avéré et le délinquant politique. Pourquoi ? Parce que vous avez aussi l’homme ordinaire, qui parfois dérape ». Ecce homo...
Nouvelle gouvernance financière
En 2007, la plus grosse base d’empreintes digitales au monde sera activée. Le système d’information visa (VIS) qui comprendra les photographies numérisées et les empreintes digitales de 70 millions de personnes, devra être réglementé et adopté par le Parlement européen. Cette base sera utilisée à des fins policières dans les pays concernés par l’accord de Schengen. Face à la « menace terroriste », elle pourrait voir son utilisation élargie à des « sociétés invitantes ». La loi Perben 2 du 3 octobre 2004 autorise le prélèvement autoritaire d’ADN sur les détenus. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette autorisation a été élargie par Nicolas Sarkozy aux personnes mises en garde à vue pour 24 heures. Il reste peu de doute que ce prélèvement sera peu à peu élargi à toute la population. Le prétexte pourrait être « la sécurité du citoyen face à la menace terroriste », par exemple. Cela pourrait aussi être bien plus simple.
Pour « sécuriser » l’accès à divers organismes (banques, cantines, supermarché, moyens de transport...) qu’elles fréquentent au quotidien, la majorité des personnes sont prêtes à accepter de céder leurs données biométriques.
Cet apport pourra être « sans contrainte » ajouté aux mégabases de données informatiques planétaires. Exit le libre-arbitre ! Mais surtout, plus rien n’échappera aux pouvoirs en place, tout comme l’affirme Bernard Didier, directeur du développement chez Sagem (Le Monde 2) : « Le siècle passé a découvert la biométrie, celui-ci l’utilisera, ce n’est qu’une question de temps. La majorité est prête à l’accepter. La véritable interrogation est : comment faire pour qu’elle soit utilisée ? Le débat de société est incontournable ». Bernard Didier a fondé Morpho Systèmes, un système de prise d’empreintes digitales. Son premier client fut la police de Tacoma aux Etats-Unis. La société Morpho possède 48 % du marché mondial : cartes d’ayants droit à la sécurité sociale dans l’Etat de New York ou du Texas, passeports en Argentine, carte biométriques et à puce aux Emirats arabes unis... La surveillance de sa clientèle doit être totale car « quel est le point commun entre un petit délinquant, un bandit en col blanc et un terroriste ? La fraude de pièce d’identité ! » selon M. Didier.
Le résultat recherché est un contrôle supranational des ressources de la planète au profit d’intérêts financiers privés. On empêche ainsi toute « dérive économique » que représenterait la protection sociale exercée par les Etats. Ceux-ci pourraient se montrer trop dépensiers en investissant dans des travaux infrastructurels qui ne sont pas un gain immédiat sur les marchés financiers. Le monde des grandes affaires (corporate business enterprise) qui finançait les gouvernements des années trente et quarante a pris le nom de Nouvelle gouvernance dans la France du XXIe siècle. Toutefois, les critères de rentabilité financière immédiate restent ceux qui ont conduit à la grande dépression qui a suivi le krach de 1929 et à la montée de la guerre. Le contrôle des populations prend aujourd’hui la forme d’un vaste camp de concentration mondial ou les kapos sont les dirigeants de nos gouvernements.
Dans le monde de Kafka, le pouvoir du château est entier. Chaque fait et geste est rapporté au greffier afin d’être utilisé pour contraindre les habitants du village à l’obéissance. La banalisation du contrôle est une des déterminantes principales pour que le pouvoir soit sans limite. Dans le cadre de la Nouvelle gouvernance financière imposée aux Etats, la population doit comprendre la « nécessité » des instruments de surveillance : vidéosurveillance, contrôle biométrique, contrôles policiers et militaires... Il faut une « traçabilité » dans tous les actes au quotidien, et même éduquer, dès la maternelle, les enfants et les habituer à s’identifier biométriquement à l’entrée de l’école ou à la cantine. Au besoin, pour faire avaler la pilule, on qualifiera cette manière de faire de « transparence ».
Dans un monde sous surveillance intégrale, cette Nouvelle gouvernance mondiale financière détient, dans des conditions de plus en plus explicitement fascistes, tous les moyens de rétorsion sur toute opposition politique, syndicale ou associative. Un gouvernement mondialisé où chacun exercera le contrôle sur chacun entraîné dans une paranoïa sécuritaire. Le Préambule de notre Constitution (celui de 1946 repris en 1958) et le programme du Comité national de la Résistance de 1943 doivent être étudiés comme base de la protection du citoyen en France. Le programme de Franklin Delano Roosevelt pour faire face à la synarchie financière fasciste dans les années trente doit être pris en exemple. Seul un grand dessein républicain et une reprise en main par des Etats indépendants pourront être les vraies armes de résistance à opposer au projet de Nouvelle gouvernance mondiale financière digne de l’Empire colonial britannique du XIXe siècle.