Les deux attentats perpétrés le 20 novembre à Istanbul contre le consulat de Grande-Bretagne et la banque HSBC ont été exploités par le président Bush et le Premier ministre Tony Blair afin d’annoncer que la « guerre au terrorisme » serait poursuivie de plus belle et resterait au centre de la politique mondiale. Les deux dirigeants ont commodément utilisé ces attentats pour éviter toute question gênante sur la résistance irakienne, déclarant que l’Irak était « le principal champ de bataille » de la « guerre au terrorisme. » Les médias internationaux, quant à eux, se sont empressés d’affirmer que les attentats d’Istanbul avaient été perpétrés par le réseau Al-Qaida.
Lors de leur conférence de presse conjointe, Blair a déclaré d’emblée : « Une fois de plus, nous devons affirmer que, face à ce terrorisme, il ne peut y avoir de réserve, ni de compromis, ni la moindre hésitation lorsqu’il s’agit d’affronter cette menace, de l’attaquer partout où nous le pouvons et de la vaincre totalement. Cette dernière atrocité nous a montré qu’il s’agit d’une guerre » et que « son principal champ de bataille est l’Irak. » George Bush, pour sa part, a déclaré que les terroristes cherchaient à intimider l’Amérique et la Grande-Bretagne, mais qu’« ils ne réussiront pas », parce que ces deux pays sont « unis dans la détermination de combattre et d’éliminer ce mal où qu’il se trouve ».
Le président américain a repris allègrement la ligne discréditée du vice-président Dick Cheney selon laquelle Al-Qaida serait responsable des atrocités terroristes en Indonésie, en Arabie saoudite et au Maroc, ainsi qu’en Israël (sic), en Irak (sic) et maintenant, en Turquie.
Selon un observateur londonien, les attentats d’Istanbul ont beaucoup profité à Bush et Blair. Soumis tous deux à d’énormes pressions suite au fiasco irakien, surtout Blair, et confrontés à une situation économique qui va s’aggravant, ils cherchent donc à détourner l’attention sur la « guerre au terrorisme . »
Dans le Times de Londres du 22 novembre, Matthew Parris écrivait : « Les explosions d’Istanbul sont de bonnes nouvelles pour Bush et Blair. Il est de mauvais goût, mais juste, de dire que les attentats terroristes sont bons pour la carrière de notre Premier ministre et celle du président américain. (...) Il est de mauvais goût, mais juste, de dire que les intérêts britanniques et des vies britanniques sont le prix à payer pour maintenir au pouvoir un Premier ministre qui s’est joint aux Américains dans une gigantesque bévue militaire et diplomatique. (...) »
A la BBC qui lui demandait si les attentats d’Istanbul des 15 et 20 novembre étaient l’œuvre du réseau Al-Qaida, le Premier ministre turc Erdogan a répondu le 23 novembre : « Est-ce un conglomérat d’Al-Qaida ? (...) Ou est-ce une autre organisation terroriste ? Sur ce point, nous ne sommes pas sûrs à 100%. »
Selon un ancien agent du renseignement américain, les attentats d’Istanbul devraient être considérés comme un « remerciement » à la Turquie pour s’être refusée à joindre la guerre contre l’Irak. Elle est aussi visée pour son refus de participer à la campagne contre la Syrie - promue par la junte de Cheney et Wolfowitz dans l’administration Bush et par le gouvernement Sharon. Toujours selon cette source, Al-Qaida n’y serait pour rien. Il a fait remarquer que c’est l’armée turque qui s’est opposée à la guerre - de même que l’establishment militaire américain que Wolfowitz pensait avoir dans sa poche. Ces attentats ont été exécutés avec une technique sophistiquée, comme le prouve l’utilisation de charges bi-composées et d’explosifs militaires puissants.
Une source européenne, spécialiste des questions de sécurité, y voit, pour sa part, une tentative de déstabiliser l’Europe. Cette même source avait confié à l’EIR, dans le courant de l’année, qu’il existait un « complexe terroriste réunissant le crime organisé, des opérations militaires et de renseignement privé, les organisations extrémistes et toutes sortes de groupes terroristes, que ce soient les néo-nazis, les gauchistes ou les intégristes musulmans ». Dans le cas de la Turquie, on aura probablement utilisé des groupes islamistes, mais cela ne répond pas à la question de savoir qui, au départ, a orchestré l’opération. Cette source estime que d’autres nations en Europe pourraient être visées, comme l’Espagne, la France ou la Russie.
Dans une interview accordée à la radio allemande NDR, le Pr Udo Steinbach, directeur de l’Institut des Etudes orientales de Hambourg, a déclaré que ces attentats le laissaient « perplexe » parce que « la Turquie n’a pas de tradition d’islam véritablement militant et extrémiste ». Il a mentionné les liens entre divers groupes terroristes en Turquie et certaines factions à l’intérieur du renseignement turc. Par exemple, « dans les années 80, certaines cellules ont émergé, en partie soutenues par des agences du renseignement d’Etat, à cause de leur lutte contre le PKK kurde. Ces mêmes agences de renseignement ont encouragé le développement de cellules islamistes qui furent déployées pour lutter contre les groupes laïcs anti-gouvernementaux et le PKK marxiste. C’est un contexte assez compliqué. Les forces de sécurité turques ont tenté d’affaiblir le pouvoir de ces cellules dans les années 90 avec quelque succès, du moins le pensait-on. »
Le 22 novembre, le Frankfurter Allgemeine Zeitung a publié un long article de l’historien britannique Norman Stone qui, ces dernières années, donnait des conférences à l’université Bilkent d’Ankara. L’article est intitulé : « Qui veut saisir la Turquie à la gorge ? »
Pour Stone, Al-Qaida n’est pas le seul ennemi que rencontre la Turquie en se tournant vers l’Occident. Ce pays n’est pas si instable politiquement, il n’est pas non plus dans d’aussi mauvaises conditions économiques. Sa situation actuelle ressemble à celle de l’Espagne, il y a 20 à 25 ans. Et l’on constate une remarquable amélioration des relations gréco-turques qui pourraient servir, en réalité, de modèle au Moyen-Orient. La question se pose donc de savoir qui voudrait déstabiliser cette Turquie plutôt stable ?
Sans dire un mot d’Al-Qaida, le professeur Stone balaie les soupçons qui se portent sur l’armée turque. Selon lui, il ne semble pas non plus que les extrémistes kurdes du PKK soient impliqués, car ils ont été effectivement neutralisés. Mais à une échelle stratégique plus large, il y a la question du Kurdistan. Il écrit : « En Irak, les Turcs sont catégoriquement opposés à un projet qui, dans les cercles occidentaux, a pris une signification énorme : le Kurdistan. Ce projet de Kurdistan serait un facteur important pour l’Amérique, pour déclarer la victoire en Irak, retirer les troupes et avoir un autre Etat non arabe amical envers les Etats-Unis. Les Israéliens s’en réjouiraient aussi. »
Ceci dit, Stone se demande à nouveau qui a intérêt à affaiblir l’économie et l’Etat turcs. Remontons une vingtaine d’années en arrière, époque où l’on avait 20 meurtres par jour, le chaos politique et une économie en déconfiture. Dans ces conditions, « la Turquie était si faible et si dépendante qu’elle devait simplement faire ce que lui dictaient les Etats-Unis. » Mais les Turcs ne sont pas idiots, ils savent ce que sont leurs intérêts nationaux et il ne serait pas illogique qu’ils forment une alliance avec les Russes, remarque Stone. La réponse à la question sur la déstabilisation de la Turquie doit tenir compte de tous ces aspects.