Le torchon brûle entre l’Etat et les concessionnaires privés des autoroutes françaises. Dans son rapport annuel publié début février, la Cour des Comptes a épinglé les concessionnaires privés des autoroutes pour leur politique tarifaire « opaque » et « arbitraire », si bien que le 20 février leurs représentants ont dû venir se défendre devant la Commission des finances de l’Assemblée nationale. Si beaucoup s’inquiètent de la conjonction des hausses tarifaire avec la privatisation, toute personne ayant lu le rapport de la Cour des Comptes devrait reconnaître que les pratiques en la matière n’ont absolument pas changé entre la gestion publique et la gestion privée, à la seule différence que désormais ce n’est plus l’Etat qui en profite.
Car les autoroutes françaises, payantes à 80 %, sont une véritable « cash machine » qui suscite la convoitise. 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaire en 2006 avec une hausse moyenne de 5 % par an depuis 2001, pour 1,2 milliards de résultat net, soit une rentabilité de 22 %, un taux rarement atteint ailleurs. On comprend alors pourquoi l’espagnol Abertis, le français Vinci et le consortium franco australien Eiffage/MacQuarie [1] ont déboursé un total de 14,8 milliards début 2006.
Servitude volontaire
On comprend moins en revanche pourquoi le gouvernement s’est passé de cette manne, d’autant plus qu’il l’a revendue à un prix très modéré [2]. La Cour des comptes explique que cette ouverture au privé a été réalisée « dans un délais fort bref  ; », alors que « le principe retenu » était « de ne pas privatiser » et d’utiliser l’argent des recettes pour financer « les nouvelles infrastructures de transports alternatifs ». Car s’il y a de quoi s’agacer lorsque l’on sort son portefeuille aux barrières de péages, on pouvait au moins se réconforter en s’imaginant que notre argent finançait les transports fluviaux et ferroviaires. En 2005, l’actuel secrétaire d’Etat chargé de la Prospective et de l’évaluation des politiques publiques Eric Besson, alors simple député socialiste, dénonçait « une moins-value de près de 20 milliards d’euros (...) pour n’en percevoir que 15 à l’occasion de cette vente », puisque les bénéfices des 3 groupes autoroutiers sont estimés à 35 milliards d’euros d’ici à 2032, date d’expiration de leurs concessions. Si François Bayrou avait virulemment dénoncé cette privatisation lancée « en catimini », sans même le vote du parlement, il a peut-être pu se réjouir que les deux tiers de la somme récoltée par l’Etat devaient allés au remboursement de la dette.
Cette délégation de service publique (DSP) est d’autant plus regrettable que le gouvernement vient d’annoncer son plan pour construire 2000 km de lignes à grande vitesse (LGV) pour un coût d’environ 30 milliards d’euros, alors que « les caisses de l’Etat sont vides ». Et ce n’est pas Réseau Ferré de France (RFF) qui pourrait compenser puisque son niveau d’endettement ne lui permet plus de grands investissements. Si l’Etat n’avait rien demandé aux collectivités locales pour la construction de la LGV Méditerranée, celles-ci ont dû débourser 38 % du coût sur la LGV Est et « cette part va grimper à 50 % pour les lignes du Sud-Ouest », a déploré dans le JDD du 6 février Martin Malvy, président de la région Midi-pyrénées. C’est dans ces conditions où l’Etat s’est dépouillé, ou laissé dépouillerde tous ses moyens que les Partenariats public-privé (PPP) apparaissent salutaires. Le fardeau des 7,2 milliards nécessaires à la construction de la LGV Tours-Bordeaux ? Oublié ! Déjà pré-selectionnés dans l’appel d’offre, Bouygues, Eiffage ou Vinci se verra attribuer l’ensemble de la ligne, de sa construction jusqu’à son exploitation, contre rétribution de la part de RFF qui finalement payera au moins autant, et probablement plus que si le projet était publique, car il va bien falloir rétribuer le capital investi au prix du marché et contribuer au nécessaire bénéfice du groupe privé qui ne s’est pas mis dans ce projet « pour rendre service ».
Le chantage financier
Le président de Vinci Autoroutes, propriétaire d’ASF (Autoroutes du sud de la France), a prévenu les parlementaires de la Commission des finances que si les règles venaient à changer, « on peut se demander si on trouvera encore des investisseurs ». Et les concessionnaires autoroutiers sont encore plus menaçants dans leur réponse à la Cour des Comptes. Tout en avançant « le risque commercial » pour justifier leur autonomie dans les politiques tarifaires, les représentants d’ASF (Vinci) préviennent que la remise en cause des conditions avantageuses des concessions « serait faire prendre un risque important pour l’Etat au moment où il soumet à l’appel d’offres de nouveaux projets nécessitant des investissements de plusieurs milliards d’euros ». A leur tour, les représentants d’APRR-AREA (Eiffage/MacQuarie) y vont de leur mise en garde : « La remise en cause unilatérale de ces perspectives [les recettes juteuses des péages] (...) serait difficilement comprise par les investisseurs, notamment étrangers, dans un contexte d’appel croissant aux fonds privés pour financer les programmes nouveaux d’infrastructures publiques ».
C’est à ce chantage que mène la vente et la délégation d’infrastructures publiques à de grands groupes privés, eux-mêmes dominés par la rente financière. C’est ce genre de « corporatisme » qui a entouré les gouvernements allemands et italiens dans les années 20 et 30, et qui fut à son apogée en France aux heures de Vichy.
Emprunt de dignité d’espoir et refusant une impuissance publique organisée dont ils avaient souffert les conséquences, le Conseil national de la Résistance avait procédé, pour nous affranchir de cette « dictature professionnelle », à « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » et à « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ».
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[1] Macquarie est un groupe financier australien prenant un essor international depuis 2003 en surfant notamment sur la vague des PPP. La division infrastructure de Macquarie contrôle des aéroports, des routes, des tunnels et des équipements de télécommunication et d’énergie en Europe, en Asie et en Amérique du Nord. Elle possède également trois fonds d’investissement conjoints avec la banque Lazard frères, qui est elle aussi impliquée dans l’opération de rachat d’APRR.
A l’origine, Macquarie n’est que la branche australienne de Hill Samuel & Co., une banque de la City de Londres, servant de succursale aux lobbies coloniaux britanniques, notamment des intérêts pétroliers de la Royal Dutch Shell.
[2] Selon une étude de deux chercheurs d’Harvard et de l’Université de Barcelone, deux autoroutes américaines vendues à la même période à MacQuarie l’ont été pour un prix kilométrique trois fois supérieur (mais avec des libertés tarifaires certes plus grandes).
D’après le Canard Enchaîné du 20 février, le ministre de l’Economie au moment de la vente, Thierry Breton, avait amené à valoriser les trois réseaux autoroutiers français à 11 milliards d’euros, alors que le rapporteur du Budget à l’Assemblée nationale Gilles Carrez (UMP) les estimait à 22 milliards.